La Tunisie risque une dérive économique si les signaux d’alerte ne sont pas pris au sérieux. Le déficit commercial dépasse déjà les 9,9 milliards de dinars au cours de la première moitié de l’année, un niveau jamais atteint hors période de crise. Derrière cette dégradation se cache une dynamique inquiétante : recul des exportations, explosion des importations, perte de compétitivité, et dépendance au financement extérieur.
Le scénario d’un déficit record de 20 milliards à la fin de 2025 semble de plus en plus probable. Le dernier rapport de l’INS (Institut National de la Statistique) sur les échanges commerciaux extérieurs est sans équivoque : au premier semestre 2025, les exportations tunisiennes ont reculé de 0,6 %, atteignant 31,77 milliards de dinars contre 31,95 milliards un an plus tôt. Une réponse inattendue dans un contexte censé marquer la relance post-Covid.
À l’opposé, les importations ont bondi de +4,3 %, totalisant 41,67 milliards de dinars contre 39,97 milliards au premier semestre 2024. Résultat : un déficit commercial aggravé de près de 2 milliards de dinars, culminant à -9,9 milliards de dinars. Le taux de couverture – indicateur clé de la capacité du pays à financer ses importations par ses exportations – a chuté de 79,9 % à 76,2 %. Un décrochage significatif, révélateur d’une perte d’équilibre dans les flux de dispositifs.
Un déficit structurel, pas seulement conjoncturel
Ce déséquilibre ne peut plus être attribué à des circonstances passagères. Il révèle une fragilité de fond. La Tunisie peine à tirer partie de ses atouts structurels – géographiques, humains, agricoles, industriels – pour dynamiser ses exportations. Et lorsque celles-ci reculent, alors que les importations augmentent, la pression sur les fondamentaux macroéconomiques deviennent insoutenable. Ce déficit extérieur n’est pas neutre : il affaiblit la valeur du dinar, accroît la dette extérieure, alimente les pressions inflationnistes sur les produits importés et creuse les inégalités, car il touche directement le pouvoir d’achat des ménages.
Tourisme : l’espoir d’une saison exceptionnelle… sous condition
Dans ce contexte, le tourisme est attendu comme un moteur vital. Les prévisions officielles tablaient sur une année 2025 « exceptionnelle ». Mais la réalité du terrain est plus nuancée. La Tunisie subit une concurrence régionale féroce de la Turquie et de l’Égypte, qui ont adapté leur politique tarifaire au contexte géopolitique, guerre entre l’Iran et l’entité sioniste oblige, en attirant massivement les marchés de l’Est, y compris les touristes polonais traditionnellement acquis à la Tunisie.
Sur le plan domestique, la réforme sur les chèques a eu un effet pervers : de nombreux ménages tunisiens qui finançaient leurs courts séjours avec des chèques postdatés ont tout simplement annulé leurs vacances. Résultat : une demande intérieure en berne et une consommation touristique comprimée.
Attendons-nous trop de la récolte céréalière ?
Autre sujet sensible : les importations de céréales, théoriquement en baisse en quantité dans l’espoir qu’une bonne campagne de récolte compense. Le fait est qu’au 5 juillet, la récolte nationale s’établissait à 10 millions de quintaux, soit à peine 1 million de plus que l’an dernier, et bien en deçà de l’objectif des 15 millions prévus par le budget. La saison étant quasiment terminée, l’argument d’une récolte excédentaire ne tient plus.
La baisse des importations serait donc davantage le fruit de restrictions budgétaires, imposées par le manque de devises, que d’une autosuffisance céréalière réelle. Et ce, alors même que les besoins alimentaires devraient être en augmentation du fait de la saison touristique.
Exportations industrielles : résultats mitigés
Les exportations ont enregistré une baisse dans le secteur de l’énergie de 36,3% sous l’effet de la diminution de nos ventes des produits raffinés soit 245,6MD contre 950,4 MD, ainsi que le secteur des industries agro-alimentaires de -19,1% à la suite de la baisse de la valeur de nos ventes en huiles d’olives 2346,6 MD contre 3406 MD.
Dans un pays où l’exportation est censée être un levier de croissance, la baisse des exportations des produits en question est d’autant plus préoccupante. L’huile d’olive – secteur historiquement performant – a vu ses flux perturbés à cause d’affaires liées à plusieurs grands opérateurs du secteur. Les quantités exportées plus importantes cette année n’ont pas apporté les recettes escomptées, les cours mondiaux de l’huile d’olive ayant baissé. Les exportations du secteur mines, phosphates et dérivés ont enregistré une hausse de +11,2% celui des industries mécaniques et électriques de +6,2% et textile, habillement et cuirs de +0,4% progressent encore plus sur le deuxième semestre pour, relativement, pallier le recul des autres produits en quantité et en valeur.
Jusqu’où ira le déficit ?
La crainte d’un déficit de 20 milliards de dinars à fin 2025 est désormais évoquée ouvertement par plusieurs économistes. Ce seuil critique, franchi uniquement en période de pandémie, symboliserait une rupture durable des équilibres extérieurs. Une telle situation contraindrait l’État à intensifier le recours à la dette extérieure, ou à mobiliser l’épargne intérieure, au risque d’asphyxier les banques et de détourner les financements du secteur productif. Et dans un pays où la culture entrepreneuriale peine à se maintenir, cette perspective alimente la défiance des investisseurs et accentue la stagnation.
Des solutions à portée de main ?
La Tunisie ne manque pourtant pas de leviers, encore faut-il en prendre compte pour des mesures constructive loin d’un populisme devenu destructeur pour le pays.
Il suffit de réactiver le tissu industriel, de doter des moyens pour renforcer ses capacités à l’export et d’améliorer l’attractivité logistique et la valorisation des produits à haute valeur ajoutée pour inverser la tendance. Mais cela exige : une stratégie claire de soutien aux exportateurs, un climat d’affaires apaisé et transparent, des incitations fiscales stables et surtout, une vision à long terme portée par l’État et partagée avec le secteur privé ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui.
La dérive du déficit commercial n’est pas seulement une donnée technique. C’est le symptôme d’un pays qui importe ce qu’il pourrait produire et qui n’exporte pas assez ce qu’il pourrait vendre. Si rien n’est fait pour redresser la barre, le pays risque de se retrouver en situation de dépendance chronique, étranglé entre le service de la dette, l’inflation importée et la rareté des devises.
C’est le socle même de la souveraineté économique qui est en jeu. Face à cette urgence, la Tunisie doit choisir : continuer à nier l’ampleur du problème, ou mettre en œuvre une politique économique réaliste, volontariste et cohérente. La lucidité n’est plus une option, c’est une nécessité.
Amel Belhadj Ali
EN BREF
- Le déficit commercial tunisien atteint un niveau critique : -9,9 milliards TND au premier semestre.
- Les exportations reculent, les importations explosent, aggravant la dépendance extérieure.
- Les espoirs d’une relance par le tourisme ou la récolte céréalière s’amenuisent.
- Des secteurs clés comme l’énergie ou l’agroalimentaire plongent, malgré quelques hausses industrielles.
- Sans stratégie industrielle claire, la Tunisie s’expose à une spirale d’endettement et d’appauvrissement.