La société à mission, c’est le thème choisi par la Chambre de Commerce et d’Industrie Tuniso-Française (CCITF) débattu lors d’une journée de réflexion organisée dans le cadre des activités prospectives initiées par la Chambre, qui se matérialiseront par l’organisation de plusieurs journées de réflexion pendant deux années (2024-2025) sur l’entreprise tunisienne de demain, auxquelles participeront des acteurs socio-économiques et académiques.

« Nous lançons cette démarche de prospective pour une vision éclairée, nous permettant d’anticiper les évolutions à venir et de comprendre les tendances émergentes. Ces journées de réflexion marquent ainsi le point de départ d’un processus dynamique et collaboratif que nous mènerons en partenariat avec des acteurs socio-économiques et académiques. Ces journées se concrétiseront par la rédaction d’un livre Blanc qui devra synthétiser des recommandations et des modèles économiques innovants qui peuvent être adoptés par l’entreprise tunisienne » a déclaré Khelil Chaibi, président de la CCITF.

L’entreprise tunisienne pourrait-elle évoluer vers une société à mission ? Il n’est pas dit que la culture entrepreneuriale en Tunisie différente historiquement de la France, où est apparue le concept « Société à mission » adopte les mêmes approches que celles de la France. « La dynamique entrepreneuriale est le résultat d’un développement endogène qui ne correspond pas forcément à une vision conçue et appliquée dans un pays comme la France où l’histoire de l’entrepreneuriat est différente de celle de la Tunisie » a observé Rabeh Nabli, Pr universitaire en économie.

“L’entreprise à mission est née d’une réflexion globale sur la refondation de l’entreprise initiée par plusieurs chercheurs, ce n’est pas une réforme d’Etat” – Armand Hatchuel, Pr universitaire

Mais d’abord, qu’est-ce qu’une société à mission ? Elle serait une réponse du droit français au fait que dans la définition de l’entreprise, on ne reconnaisse pas la notion d’intérêt social. « L’article 176 de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi Pacte) a introduit la qualité de société à mission. Il s’agit pour une entreprise d’affirmer publiquement sa raison d’être, ainsi qu’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux qu’elle se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité. Ces éléments doivent être inscrits dans les statuts de l’entreprise et déclarés au greffe du tribunal de commerce, selon les modalités prévues par le décret n°2020-1 du 2 janvier 2020 ».

C’est parce que l’entreprise est utile pour la société qu’elle fera du profit

Il ne s’agit pas en la matière de confondre RSE et Société à mission. La qualité de société à mission n’est pas un label. Il intègre une dimension juridique qui le distingue et qui pousse les entreprises à aller au-delà d’une simple mise en conformité avec les enjeux de Responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

Pour avoir cette qualité, il est nécessaire de définir une « raison d’être » et d’inscrire ses objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux dans les statuts de son entreprise. Ainsi, le rôle de l’entreprise est clairement établi par sa raison d’être et ses objectifs de mission.

Le partage du profit entre actionnaires n’est plus l’unique objet social de l’entreprise : c’est parce que l’entreprise est utile pour la société qu’elle fera du profit. Armand Hatchuel, Pr universitaire, panelliste lors de la journée de réflexion, explique : « Les temps étaient venus pour que les entreprises reprennent contact avec les savants, les universitaires et les théoriciens. Il fallait redonner à l’entreprise sa place créatrice dans le monde car celui qui dispose de plus de moyens a la responsabilité de transformer le monde vers le mieux. La société à mission est née d’une réflexion globale sur la refondation de l’entreprise initiée par plusieurs chercheurs, ce n’est pas une réforme d’Etat. Nous avons appelé à sortir du modèle de l’entreprise portée par la logique financière et le primat des actionnaires pour en faire plus qu’un agent économique un acteur dans la transformation de la société. Il fallait que toute entreprise porte une mission, il fallait un changement de gouvernance où sont priorisées les enjeux environnementaux et sociaux de l’entreprise ».

“Quand vous avez des salariés heureux, vous avez des clients heureux et un directeur financier heureux” – Eymery Jacquillat, président de Camif Matelsom

En France, la loi PACTE de 2019 a introduit trois nouveaux éléments explique Errol Cohen, avocat d’affaires, : toutes les sociétés doivent désormais considérer les enjeux sociaux et environnementaux dans leur stratégie. Plus que la notion de société à « raison d’être », qui implique d’inscrire dans les statuts les principes sociaux et environnementaux, la notion de « société à mission » implique d’inscrire dans les statuts des objectifs sociaux ou environnementaux et de mettre en place un contrôle du respect de la mission par un comité de mission et un OTI (organisme tiers indépendant).

Un contrôle et des sanctions en cas de non-respect des engagements de la mission par l’entreprise ont été prévus par la loi. « Il fallait repenser la place de l’entreprise dans la société, définir clairement le rôle de chaque acteur, transformer les promesses en des engagements fermes et œuvrer en faveur du renforcement des dimensions environnementales et sociétales dans le management en les intégrant dans les statuts mêmes de l’entreprise ».

“L’entreprise de demain se construit aujourd’hui” – Khalil Chaibi, président de la CCITF

L’expérience de la société à mission prend du chemin en France et a même permis le sauvetage de certaines entreprises telle celle d’Eymery Jacquillat, président de Camif Matelsom entreprise française de commerce en ligne spécialisée dans l’aménagement local et durable de la maison. Avant que Matelsom soit ajouté au nom de l’ancienne entreprise que fût Camif, celle-ci avait été placée en octobre 2008, en liquidation judiciaire conséquence, entre autres, de la crise financière internationale.

C’est en mars 2009, que sous l’impulsion d’Emery Jacquillat, fût repensé l’entreprise qui a adopté le principe de la société à mission. « Lorsque j’ai décidé de refonder CAMIF, je l’ai repensé en tant qu’entité intégrant tous les intervenants dans la dynamique de développement. Nous devions répondre aux questions suivantes :

  • Pourquoi on existe ?
  • A quoi nous servons,
  • quel plus ajoutons nous et
  • qu’est ce qui serait différent si nous n’existions pas ?

Nous avons pu définir notre mission grâce au travail collaboratif et parce que nous avons misé sur le local et le durable »

Camif a déplacé ses locaux de Paris et s’est installée dans une toute petite localité appelée Niort située au centre-ouest de la France, chef-lieu du département des Deux-Sèvres (région Nouvelle-Aquitaine). Son fondateur, relance la marque sur Internet.

En 2017, Camif devient l’une des premières sociétés à objet social étendu (SOSE) et la même année, son fondateur décide de boycotter le Black Friday pour sensibiliser à la consommation responsable.

En 2020, il inscrit dans ses statuts cinq objectifs sociaux et environnementaux associés à sa mission d’entreprise et lui permettant d’obtenir officiellement la qualité d’entreprise à mission : Informer, sensibiliser et donner les moyens pour une consommation plus responsable. Dynamiser l’emploi et favoriser l’insertion, faire de l’économie circulaire un standard, proposer les meilleurs produits possibles pour la santé, transformer l’entreprise et participer à la réinvention des filières.

Peut-on développer des sociétés à mission en Tunisien ?

C’est grâce au changement de paradigme défendant la logique de l’utilité, du bien-être et de la responsabilité que Camif a pu être sauvée :« Quand vous avez des salariés heureux, vous avez des clients heureux et un directeur financier heureux » assure avec beaucoup de conviction Eymery Jacquillat dans ses différentes interventions publiques.

La Tunisie peut-elle adopter aujourd’hui le modèle de la société à mission ?

Il faudrait peut-être commencer par rétablir le lien entre le monde entrepreneurial et le monde universitaire. Deux mondes entre lesquels le dialogue est presque absent, sachant que la structure de l’entrepreneuriat tunisien est différente de celle en France.

« L’entreprise de demain se construit aujourd’hui » disait Khelil Chaibi au début de la journée. Mais pour établir les stratégies adéquates pour la prospérité et la création de valeur des entreprises en Tunisie, dans un monde en constante mutation, il faut aussi faire un diagnostic objectif et réaliste de l’entrepreneuriat tunisien et de son histoire.

“Il faudrait peut-être que les universitaires tunisiens se penchent sur la création d’un nouveau modèle entrepreneurial propre à la Tunisie” – Armand Hatchuel, Pr universitaire

« Il y a des mutations mondiales dramatiques et des chocs asymétriques auxquels est confrontée l’économie tunisienne ouverte à 100% contrairement à ce que l’on pense » précise Khalil Lajimi, ancien ministre de l’Industrie et du Tourisme et expert économique. «Les entreprises subissent tous les courants d’air internationaux sachant qu’un million d’entreprises sont unipersonnelles, des TPE qui ont bénéficié de microcrédits ce qui a permis d’absorber le choc social ».  Khalil Lajimi a rappelé le rôle important de l’Etat tunisien en tant que locomotive de l’entrepreneuriat et en tant qu’école où ont été formés les plus grands dirigeants de groupes entrepreneuriaux en Tunisie.

Reste que le modèle français ne pourra pas être répliqué à l’identique en Tunisie. Il faudrait peut-être que les universitaires tunisiens se penchent sur la création d’un nouveau modèle entrepreneurial propre à la Tunisie et prenant en compte ses caractéristiques et ses spécificités, comme l’a relevé Pr Armand Hatchuel.

Quel modèle de croissance responsable ? Comment l’engagement sociétal des entreprises tunisiennes doit être traduit sur le terrain et quels process adopter pour la transformation d’entreprises locales en sociétés à mission et comment faire en sorte que les entrepreneurs tunisiens soient convaincus par le fait que la poursuite du profit aveugle tue le profit ?

La CCITF pourrait peut-être apporter les réponses à ces questions dans le livre blanc annoncé à l’occasion de cette journée par son président et qui couronnera deux années de réflexion sur l’entreprise de demain en Tunisie.