De nombreux intellectuels, historiens, économistes, hommes politiques, technocrates… estiment que la Tunisie aurait pu éviter la crise multiforme dans laquelle elle se débat aujourd’hui, si on avait exploité à bon escient toutes les chances qui s’étaient offertes à nous, et ce depuis l’accès du pays à l’indépendance, en 1956.  

Au regard du nombre impressionnant des ratages, ces intellectuels n’ont pas manqué de qualifier la Tunisie de “pays des occasions perdues“.

Plusieurs personnalités tunisiennes ont évoqué ces occasions perdues, mais particulièrement trois d’entre elles: un historien, un économiste et un technocrate-homme politique qui se sont exprimés sur “ces moments ratés“. Il s’agit respectivement de Noureddine Hached, de Hakim Ben Hammouda et de Hatem Mliki.

Ce qui est intéressant, leur choix des ratages diffère d’une personnalité à une autre. Ils méritent qu’on s’y attarde.

Pour l’Histoire, le premier à avoir parlé, en tout cas à notre connaissance, de «pays des occasions perdues», c’est l’historien Noureddine Hached, qui est aussi anthropologue, diplomate et ancien haut commis de l’Etat. Et c’était en 2014, dans le cadre d’une interview accordée à webmanagercenter à l’occasion de la présentation de sa candidature à l’élection présidentielle de 2014.

Présidentielle 2014 – Noureddine Hached : «La Tunisie est le pays des occasions perdues»

Invité à évaluer les présidents qui ont gouverné la Tunisie depuis 1956, il n’a pas hésité pour considérer que ces derniers «… ont eu en commun cette fâcheuse tendance à rater les occasions historiques qui leur étaient offertes : la période d’accès au moindre coût à l’indépendance, le changement pacifique du 7 novembre 1987 et le soulèvement du 14 janvier 2011. La Tunisie ne serait ainsi que le pays des occasions perdues».

Et l’historien d’ajouter : «… je pense que le processus du 20 mars 1956 a commencé le 14 janvier 2011 et que la lutte pour la liberté et la dignité ne date pas de la révolte de décembre 2010 mais bien avant. Elle a commencé exactement en 1881. La Tunisie a capitalisé, en conséquence, environ 130 ans de lutte pour être ce qu’elle est aujourd’hui. C’est-à-dire un pays sur le point d’édifier, sur des bases solides, pacifiques et pérennes, la première démocratie dans le monde arabe. Un pays dont le parcours rappelle ceux accomplis par de grandes démocraties occidentales comme la Belgique ou la Suisse».

Les rendez-vous manqués

Hakim Ben Hammouda, économiste et ancien ministre des Finances, a évoqué à son tour à Sousse, la thématique des occasions perdues lors de la présentation de ces trois ouvrages : “L’économie politique de la révolution“, “A quoi rêve un Oriental“ et “De nouvelles modernités pour les printemps arabes“.

Pour lui, « l’histoire de la Tunisie postcoloniale a été marquée par la modernisation forcée qui était nécessaire au regard de l’état de l’économie et de la société, par le gel de tout progrès politique et par trois rendez-vous manqués. Le premier est l’échec du congrès du Parti socialiste destourien (PSD) en 1971. Le second, c’est les élections législatives de 1981 qui ont montré la victoire d’un mouvement de l’opposition, le MDS, à l’époque. Et je pense que si ce mouvement avait pris le pouvoir, on aurait probablement eu une autre évolution de notre système politique.

Le troisième a eu lieu en 1987 avec l’arrivée d’un nouveau président et une déclaration assez importante qui respectait les libertés.

Aujourd’hui, après 2011, c’est une nouvelle ère qui s’ouvre dans notre pays avec comme corollaire cette transition nécessaire : la modernisation de la société qui ne peut pas se faire sans la liberté d’entreprendre et celle de s’exprimer librement. Je crois que c’est une chance que nous vivons aujourd’hui, en dépit de la donne terroriste.

Je suis personnellement persuadé que la lutte contre le terrorisme ne doit pas se faire seulement par des moyens sécuritaires mais aussi par la culture et l’éducation», a-t-il relevé.

Moments ratés

Vient ensuite Hatem Mliki, homme politique, ancien député et technocrate, qui a évoqué trois moments ratés.

Le premier moment raté remonte à 1972-73. Selon lui, la Tunisie fut des premiers pays arabes à engager, 20 ans après l’indépendance, une transition démocratique. « La question de la transition démocratique a été posée à cette époque tout autant que celle relative à la présidence à vie ».

Le deuxième moment historique raté, c’était au temps de Ben Ali. D’après Hatem Mliki, on a eu l’occasion d’être le premier pays digitalisé. « Fin des années 90 et début des années 2000, on avait cette possibilité de transformer la Tunisie en pays moderne au niveau de la technologie. On a raté l’occasion du Sommet mondial sur la société d’information (SMSI) dont la deuxième phase s’est tenue du 16 au 18 novembre 2005 à Tunis. L’ultime objectif de ce forum mondial était justement de réduire l’inégalité des habitants de la planète vis-à-vis de l’accès à l’information par le biais des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), en particulier l’Internet ».

Le troisième moment raté, ce fut la possibilité de réconcilier les droits socio-économiques avec les droits politiques et civils. « On a eu cette possibilité en Tunisie, dit-il, après les émeutes de décembre 2010 – janvier 2011. C’est-à-dire en termes d’apprentissage de la démocratie, les questions d’ordre politique et civil, et ces droits auraient pu être traités avec sérieux ».

Et Hatem Mliki de poursuivre : « On a besoin d’une vision claire du modèle tunisien qui réconcilie l’ensemble de ces droits pour la population. On a besoin d’un leadership qui soit capable de mettre en place cette vision. Choses que nous n’avons pas encore en Tunisie ».

Point de vue d’outsider

Pour notre part, nous pensons que les principaux problèmes rencontrés par les Tunisiens, depuis l’indépendance, demeurent jusqu’à ce jour d’ordre socioéconomique. Les indignés qui sont descendus dans la rue en décembre 2010 n’ont jamais revendiqué la démocratie. Les slogans brandis étaient “liberté, emploi et dignité“.

Sur la base de ce constat, nous estimons que le rendez-vous raté majeur consiste en la non mise en œuvre des résolutions du congrès du Parti socialiste destourien (PSD), qui s’est tenu du 19 au 22 octobre 1964 à Bizerte, particulièrement celles ayant trait au volet socioéconomique. Ce congrès avait institué la coexistence des trois secteurs -public, privé et social et solidaire.

En clair, si on avait veillé à l’application de cette résolution, la société tunisienne aurait été, peut-être, plus équilibrée et plus résiliente face aux crises.