Quand un professeur éminent d’une grande école de commerce (“Ya Hassa“ [Ah le bon vieux temps]) vous dit clairement : “Un conseil : foutez le camp de Tunisie !“. Quand ce dernier vous dit : “votre diplôme ne vaut pas grand-chose, qu’on n’a pas besoin de vous, que le marché du travail est saturé, qu’on a plus besoin de licencier que de recruter…“

Quand votre professeur se moque de la qualité des programmes et des cours dispensés, des assistants, des étudiants et de tout le système d’enseignement dont lui-même fait partie.

Quand ce même professeur explique indirectement que vous n’avez plus d’avenir en Tunisie, que de toutes les façons, les jeunes comme vous, il y en a des milliers et que faute d’appuis, il voit mal “kifech bech ennajmou ennsalkouha“ [comment on va pouvoir s’en sortir], il ne reste plus qu’une chose à faire : ncheddou essaf wehed, wra wehed (on se tient en file, l’un derrière l’autre et on chante tous en chœur : Ya babour, ya mon amour, kharrajni min la misère/Fi bledi, rani maghour/3hyte, 3hyte w j’en ai marre.

Ce chapeau est l’attaque d’une enquête sur le chômage des jeunes diplômés, que j’ai réalisée en 2007 pour le magazine l’Expression. Elle reproduit le commentaire d’une blogueuse « Marsoise » publié le 21 juillet 2007 !

En 2007, le taux de chômage global était de 12,4%. Il a grimpé à 13% en 2010 ; celui des diplômés est, lui, passé de 10,4% à + de 21% en 2007/2008.

Habib Touhami, économiste statisticien, s’était interrogé dans une étude publiée à l’époque : « Peut-on continuer à accepter le chômage des diplômés du supérieur comme un tribu que nous payons à nos choix de base en matière d’éducation de masse ou y faire face quitte à bousculer un certain nombre de préjugés et de blocages ? ».

Il avait parlé de la persistance du décalage entre les préoccupations de l’appareil éducatif et de formation, d’une part, et les contraintes de l’économie, d’autre part, qui traduisent une tendance à repousser le calendrier de certaines réformes urgentes plus loin encore dans le temps dans l’espoir que les choses « s’arrangeront » d’elles-mêmes ou que la démographie viendra décider à la place des décideurs. « Mais, conclut-il, le temps qui passe n’arrange que les chagrins d’amour… ».

Et peut-être que si feu Ben Ali, à l’époque, n’était pas plus occupé de passer du temps avec son fils au lieu de faire plus attention aux affaires du pays, peut-être que si ses ministres et conseillers n’étaient pas aussi frileux et lâches, la Tunisie aurait pu éviter tant bien que mal le complot et le soulèvement du 14 janvier de 2011 qui a puisé dans le désarroi des jeunes pour nourrir un mouvement contestataire populaire et faire tomber le régime Ben Ali et la Tunisie dans l’islamisme.

Quelle dynamique économique avec une Constitution pareille !

Qu’est-ce qui a changé depuis 2007 ? Rien ! La situation est devenue pire, conjuguée cette fois-ci à des départs massifs de jeunes compétences et même des séniors qui ne trouvent pas leur bonheur dans leur pays et ne s’y projettent plus.

Selon l’INS, le taux de chômage au troisième trimestre 2021 était de 18,4%, soit 762 600 du total de la population active, contre 746 400 chômeurs pour le premier trimestre 2021. 16 000 chômeurs de plus sur le marché du travail en l’espace de 3 mois ! 15,9% de chômeurs sont des hommes et 24,1% des femmes. Chez les jeunes, il est de 42%.

Le moins qu’on puisse dire est que les choses ne s’arrangent pas non plus aujourd’hui et ça n’est certes pas le décret présidentiel sur les sociétés communautaires qui offrirait un avenir radieux à la jeunesse tunisienne, et encore moins les « préceptes économiques » d’un président qui n’y comprend rien et une Constitution où figure le droit à la grève et aucune allusion à la valeur travail.

Lire aussi : Tunisie : « Les sociétés communautaires représentent un dispositif pour un projet politique », accuse Faouzi Abderrahmane

L’ambiguïté des articles abordant la thématique économique dénote une grande ignorance de la chose économique et met en exergue la dimension populiste du discours présidentiel. Les articles les plus parlants de la Constitution ne citent pas la liberté d’initiative, ne parlent pas du rôle de l’Etat dans la simplification du cadre réglementaire pour encourager l’investissement ou encore pour la lutte contre la corruption. Aucune allusion n’a été faite quant à la nécessité de réformes structurelles pour mettre la Tunisie sur l’orbite de la relance économique et de la croissance.

Cependant, le droit au travail à garantir par l’Etat est cité dans l’article 46 où on peut lire : « Le travail est un droit pour tous les citoyens, hommes et femmes, et l’État doit prendre les mesures nécessaires pour le garantir sur la base de l’efficacité et de l’équité. Chaque citoyen, homme et femme, a le droit de travailler dans des conditions décentes et avec un salaire équitable ».

Comment et par quels mécanismes ? Le président ordonnera à son gouvernement de les créer.

Pour Karim Ben Kahla, professeur en gouvernance : « Le principal ennemi de l’investissement et de l’économie est l’incertitude, et le projet de Constitution est porteur de grandes incertitudes. La Constitution criminalise l’évasion fiscale mais n’avance aucune indication quant à la libre initiative. L’absence d’un texte clair ouvre la voie à nombre d’interprétations qui ne serviraient certainement pas les intérêts de l’économie nationale. Il y a aussi le risque d’attiser le corporatisme assez développé dans notre pays, à travers la deuxième Chambre des représentants pour les régions. Nous nous attendions au rétablissement du Conseil économique et social (CES) qui regroupaient gouvernement, partenaires sociaux, experts et professionnels. Il permettait de désamorcer les conflits à travers négociations et accords. Il n’en est malheureusement rien, et c’est très préoccupant ».

Quel avenir offre Kais Saied à une jeunesse désillusionnée ? Une Constitution décousue, sans fil conducteur exprimant plus ses rêves à lui et ses dogmes qu’une vision pour une Tunisie moderne, progressiste, innovante et futuriste.

De quel droit au travail parle-t-il lorsque l’initiative est bloquée et le cadre réglementaire est paralysant ?

Le président penserait-il que les relations de la Tunisie au monde peuvent être gérées par les idées délirantes de « Oumma arabo-musulmane » et que priver la Tunisie de sa dimension méditerranéenne rayonnante l’enfonçant encore plus dans un nationalisme primaires aidera les prochaines générations à avancer et la Tunisie à se frayer un chemin vers la prospérité et le progrès ?

Kais Saïd compte-t-il substituer à la Tunisie réelle, celle ouverte sur le monde, tournée vers la modernité, la civilité et l’universalité ses fantasmes d’une Tunisie qu’il veut renvoyer des siècles en arrière, gommant son histoire berbère et romaine, carthaginoise ?

Est-ce à la Tunisie de s’adapter et d’adopter les fantasmes nationalistes du président ou au président de tracer le chemin de la croissance et du développement pour le pays et celui du bien-être et du bonheur pour son peuple ?

Ce n’est pas par des dogmes populistes encouragés par un islam politique qui a trouvé un terrain fertile dans l’ignorance, la déception et la précarité intellectuelle et matérielle d’un certain nombre de Tunisiens que la Tunisie et sa jeunesse seront sauvées.

Amel Belhadj Ali