Des sociétés communautaires, est-ce réaliste ? Est-ce réalisable dans un pays où l’esprit tribal qu’on croyait disparu grâce au vaste programme d’éducation mené par le père de l’indépendance nationale, Habib Bourguiba, persiste encore ? Comment pourrait-on appliquer le décret-loi Saïed sur les sociétés communautaires et assurer leur réussite ? Ce décret a-t-il été promulgué à des fins purement socioéconomiques ou dans un dessein politique ?

Réponses à toutes ces questions dans la deuxième partie du décryptage Faouzi Abderrahmane.

WMC : Qu’est-ce qui vous rebute dans le décret-loi sur les sociétés communautaires ? L’incapacité de la réalisation ou la démarche ?

Faouzi Abderrahmane : Il y a beaucoup de choses à dire sur les sociétés communautaires, mais la conception de cette loi est ridicule. Elle ne figure même pas dans la littérature mondiale.

Tahar Haddad estimait qu’une coopérative avait deux dimensions, l’une matérielle et l’autre spirituel, et pouvait œuvrer à créer de la croissance dans les régions…

Nous n’allons pas revenir à Tahar Haddad qui parlait de coopératives. Aujourd’hui, il y a l’économie sociale et solidaire. Quelle est la question de fond ? Il y a eu la victoire de l’économie libérale et de l’économie de marché sur les économies planifiées. Ce n’est pas une victoire idéologique, c’est une victoire dans les ménages ; elle est sentie dans le niveau de vie des gens, le niveau de vie s’est amélioré pendant les 8 dernières décennies. En 1945/46 il y avait la famine en Allemagne après la Grande Guerre, aujourd’hui et après 8 décennies, il y a une grande amélioration de la qualité et du niveau de vie.

Cette amélioration s’est accompagnée d’inégalités sociales : inégalité de classe, inégalité de revenus, inégalité de patrimoine, et inégalité régionale.

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Ceux qui ont une sensibilité sociale ont commencé à réfléchir à trouver des alternatives, et l’économie sociale et solidaire en est une. Kaïs Saïed, lui, ne l’entend pas de cette oreille, il suit sa propre logique et prend des décisions engageant tout un pays alors que pareils projets feraient plus de mal que de bien.

Il n’a même pas eu la curiosité de découvrir les dispositifs qui existent déjà pour aider les chômeurs à créer leurs propres projets et à participer à la dynamique socioéconomique nationale. Il n’a pas eu un regard vers la loi sur l’économie sociale et solidaire dont les textes d’application tardent encore à être promulgués. Il n’a aucune idée sur Crowdfunding, et comment la technologie moderne a permis d’améliorer notablement le fonctionnement de tout ce qui est B to B to C.

La technologie permet aujourd’hui de limiter les effets et la puissance du pouvoir central. Ce pouvoir perd progressivement son rôle

Ce sont des entreprises qui commercialisent des biens et des services auprès d’autres sociétés et qui les revendent elles-mêmes au grand public sans intermédiaires, ou encore des sociétés qui mettent en place un processus d’échange de biens et de services entre elles-mêmes.

La technologie permet aujourd’hui de limiter les effets et la puissance du pouvoir central. Ce pouvoir perd progressivement son rôle. Dans son décret-loi, Kaïs Saïed parle de sociétés privées avec pour champ d’application les régions. Je me demande bien ce qu’elles vont vendre comme services dans un gouvernorat si le but est lucratif. Comment une société qui a un conseil d’administration et qui est tenue légalement et qui a une responsabilité légale dans le décret est assujettie au pouvoir des autorités locales ? Le gouverneur est le vis-à-vis pour les sociétés locales et le ministre de l’Économie pour les sociétés régionales. Comment pareil système pourrait-il fonctionner ? C’est un système hybride qui n’a aucun sens et qui ne fonctionnera jamais.

Comment garantir qu’une petite société avec 50 actionnaires peut fonctionner lorsque nous voyons les guerres que peuvent se livrer deux ou trois associés qui possèdent des milliers d’actions et dans beaucoup de cas les membres d’une même famille ?

Le minimum est de 50 personnes mais le dispositif le plus grave est celui qui dit que chaque citoyen de la délégation a la possibilité d’émettre une demande d’intégrer la société, et on ne peut pas la lui refuser. C’est dire à la fin, je prends une délégation à 80 000 habitants, tu vas avoir des sociétés à 10 000 ou à 5 000. Comment gérer ça ?

Mais comment est-ce que le président a eu cette trouvaille, où est-il allé chercher cela ?

Nulle part. C’est le produit de ses propres réflexions. La loi sur la réconciliation pénale, il en a parlé en 2012, le fait qu’il est devenu président et qu’il a vu comment fonctionne un Etat et comment des décisions inadaptées peuvent casser le pays, ne lui a pas fait changer d’avis.

Mais pour moi, plus que tout, il s’agit d’un projet politique. Il ne peut pas constituer un parti politique donc il monte tout un dispositif pour constituer un base électorale.

Même si c’est dangereux, irréalisable ?

Kaïs Saïed vit dans son monde, il n’écoute pas ses contradicteurs, il a une capacité d’écoute très limitée. Il a une capacité d’émission mais pas de réception. Il ne dialogue pas et ne négocie pas, c’est pour cela qu’il refuse le dialogue. Il est en mode top down, il refuse l’échange. Avec ses ministres, ce qu’on nous laisse voir, ce ne sont pas des échanges. Les échos qui nous parviennent ne donnent aucunement l’impression de quelqu’un qui écoute et qui essaie de bâtir quelque chose sur ce qu’on lui dit, c’est pour ça qu’il n’aime pas le dialogue, parce qu’il est dans l’incapacité de gérer un dialogue.

Ce sont des sociétés qui vont être financées par un Etat en grandes difficultés financières alors que ce sont des sociétés privées

Il faut cependant reconnaître que les échecs successifs des partis politiques et du leadership depuis 2011 ont été à l’origine du désastre que nous vivons, et jusqu’en 2019, ce n’était nullement la faute de Kaïs Saïed.

Ces échecs successifs justifieraient-ils le rejet de tout le monde y compris celui des compétences ? Nous l’avons compris, Saïed n’aime pas les partis politiques et n’en veut pas. Pour lui, les partis politiques doivent disparaître. Et pour gérer le vide sur terrain, il faut recruter dans les régions des supporters par des franges communautaires.

La loi sur les sociétés communautaires est son outil politique, c’est l’une des solutions qu’il a trouvée. Ce sont des sociétés qui vont être financées par un Etat en grandes difficultés financières alors que ce sont, il ne faut pas l’oublier, des sociétés privées. Ce sont les impôts des Tunisiens appauvris qui vont financer ces sociétés. Et vous allez voir que si l’application de ce décret-loi prend de l’ampleur, il y aura pire que le 26/26, que l’expérience de « taa3dhod » de Ben Salah. Les gouverneurs ne vont s’occuper que des sociétés communautaires, on va leur donner des terres, des bâtiments, des facilités, et ça va être le principal dispositif de Kaïs Saïed dans les régions.

Mais comment financer tout cela ? Kaïs Saïed compte perpétuer son pouvoir par ces bases-là constituées de supporters populistes auxquels il va distribuer l’argent de la collectivité publique. Et c’est le plus grave.

Le débat est donc faussé au départ, parce qu’il est devenu un débat de foi. Soit on est un croyant, soit on est un impie

Le décret parle des sociétés communautaires, d’offrir des terres socialistes, communautaires, mais s’il y touche c’est la guerre en Tunisie. La situation des terres communautaires n’a pas été réglée. Il y a des conseils qui gèrent les terres communautaires, et jusqu’à maintenant ce sont des dizaines de milliers d’hectares qui ne sont pas bien gérés parce que l’Etat n’a pas réussi à résoudre la question avec les véritables propriétaires comme les anciennes tribus et les grandes familles. Ce problème dure depuis bien avant l’indépendance. Aujourd’hui, si on touche à ce microcosme pour offrir des terres communautaires à des sociétés communautaires appuyées par Kaïs Saïed, il faut s’attendre à un schéma dangereux pour le pays.

C’est le mauvais côté du collectivisme, un collectivisme qui n’a pas réussi avec ses bons côtés, et va permettre à l’Etat géré par Kaïs Saied de plancher uniquement sur ses propres affaires, ses propres intérêts, ses propres sociétés communautaires, j’insiste.

Le fait est qu’il y a un pan du peuple tunisien qui estime qu’après tant d’échecs il est possible que le projet Saïed réussisse. 11 ans de transition politique et économique, ne pensez-vous pas que c’est beaucoup ?

C’est ça le drame. Aujourd’hui, quand nous disons que ces projets vont échouer, les détracteurs nous disent c’est vous qui avez échoué. Le débat est donc faussé au départ, parce qu’il est devenu un débat de foi. Soit on est un croyant, soit on est un impie, mais on ne peut pas convaincre nos compatriotes sur lesquels on va tester le schéma Kaïs Saïed qu’il ne marchera pas et qu’on va se casser la gueule dans cette expérience.

Le 25 juillet nous avions prévenu quant à la menace d’un pouvoir personnel, espérons que le pouvoir actuel n’ira pas véritablement vers un pouvoir totalitaire.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali

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