Quand on est enseignant de droit constitutionnel et que le savoir dont nous pouvons nous prévaloir est axé sur cette discipline, pouvons-nous attaquer le terrain glissant de l’économie ? Les décisions politiques dans l’économie, dans le cas de l’espèce populistes à souhait, ont-elles un impact sur le climat social ? Peuvent-elles entraver les performances économiques ? Un novice dans la chose économique peut-il conduire de grandes réformes économiques ?

Deux décrets présidentiels à dimension économique ont suscité des remous et même de l’indignation dans le milieu des opérateurs privés, experts et autres économistes avertis. Il s’agit du décret-loi sur la réconciliation pénale et celui sur les sociétés communautaires.

Décryptage à froid, en deux temps, avec Faouzi Abderrahmane, ancien ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle.

WMC : Pourquoi cette vague d’indignation à propos de décrets lois censés résoudre des problèmes économiques épineux ?

Faouzi Abderrahmane : Le décret-loi présidentiel sur la réconciliation pénale est un décret totalement inapplicable dans un Etat de droit. La raison est simple : la structure qui va gérer le processus de la réconciliation est formée par des juges et des administratifs désignés par le président de la République et sous son contrôle exclusif, ce qui est cité dans le décret.

Le président peut révoquer, à n’importe quel moment, un membre ou plus de ce dispositif censé statuer dans des affaires extrêmement importantes. Le pouvoir discrétionnaire qu’il peut exercer sur une structure dont le rôle est de rendre justice est plus qu’inquiétant.

Mais il est de notoriété publique que l’appareil judiciaire, tunisien vicié depuis longtemps, et infiltré durant cette décennie, par certains magistrats trop politisés pour être justes et équitables, ne pouvait plus inspirer confiance…

Je ne vois pas les choses sous cet angle. Ce que je sais est qu’il y a des juridictions civiles et des juridictions pénales. Il y a aussi la justice d’exception, qu’on appelle “justice transitionnelle“ et qu’on adopte dans des pays en phase de transition politique et économique.

Nous en avons eu l’exemple en Afrique du Sud au sortir du régime de l’apartheid, ou après la chute du Mur de Berlin, à la sortie de régimes communistes dans les pays de l’Europe de l’Est où il y a eu des exactions et beaucoup d’injustices. On y avait besoin de la justice transitionnelle pour réparer les préjudices subis par des milliers de personnes.

L’instance Saïed pour la réconciliation pénale n’appartient ni à la justice normale ni à la justice transitionnelle.

En Tunisie, cette justice a totalement échoué. C’est l’une des raisons principales qui nous ont menés, vous en conviendrez à la situation que nous vivons et que je considère comme catastrophique.

La justice transitionnelle en Tunisie a servi à régler les comptes avec le régime du président Bourguiba et celui de Ben Ali. Elle nous a même engagés dans des polémiques complètement absurdes entre Bourguibiens et Yousséfistes. Au lieu de faire une évaluation objective de notre histoire politique et de relater les vérités pour que nous puissions nous orienter vers l’avenir après avoir tiré les enseignements du passé, nous avons divisé le pays et nourri la vindicte et la haine entre Tunisiens.

La question qui se pose est : aurions-nous pu arriver à une certaine sérénité si les règles élémentaires de la justice transitionnelle avaient été respectées ?

Sommes-nous capables de nous regarder en face, de relire notre histoire, de tirer les leçons qui s’imposent et de demander des excuses ? C’est la question qui se pose, je pense que c’est un problème culturel aussi. La justice transitionnelle ne peut peut-être pas fonctionner avec la culture arabo-musulmane.

Voyez, ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays au niveau du leadership politique. Avez-vous vu vous des présidents de partis prêts à présenter leurs excuses pour les erreurs qu’ils ont commises, qui ont coûté et qui coûtent encore cher à la Tunisie ? Ennahdha, qui a gouverné pendant dix ans, ne veut toujours pas reconnaître ses erreurs. Personnellement, j’ai rarement vu des hauts responsables politiques ou gouvernementaux reconnaître leurs erreurs et qui viennent dire : « Nous avons essayé mais nous avons échoué ».

L’instance Saïed pour la réconciliation pénale n’appartient ni à la justice normale ni à la justice transitionnelle. A voir son contenu, ce décret présidentiel va installer un régime d’arbitraire, et je pense même un régime de terreur voulu.

Lire aussi: En trois ans d’existence, les chambres de la justice transitionnelle n’ont rendu aucun jugement

Les autres décrets que nous discuterons, par la suite, vont dans le même sens.

Quelles sont les chances pour que ce décret soit réalisable ?

Il faut tout d’abord commencer à répondre aux questions suivantes :

– quelle est la liste des personnes concernées par cette loi ?

– comment juger si les éléments sont délictueux partant du contexte ?

Ce qui me désole le plus, c’est que les vrais coupables qui ont spolié le pays vont et viennent parmi nous sans avoir jamais été inquiétés

Le décret présidentiel est exhaustif. Même les délais n’y sont pas précis, la définition de l’infraction financière ou économique n’y est pas précise. A la lecture du décret, on a l’impression qu’il peut statuer sur tout alors qu’il y a un principe, aussi bien dans le droit national qu’international, qu’une affaire jugée ne peut pas être rejugée. Je me demande comment on pourrait rendre justice dans ce cas.

Ce qui me désole le plus, c’est que les vrais coupables qui ont spolié le pays vont et viennent parmi nous sans avoir jamais été inquiétés, ni avant, ni après, ni maintenant, ni demain. Il y a des affaires de mauvaise gestion, et surtout il y a beaucoup d’affaires où l’Etat a perdu beaucoup d’argent – la BFT (Banque franco-tunisienne) est en train d’agoniser ; et j’ai appris qu’on va la céder à des privés.

Il y a des catastrophes économiques et financières dans ce pays à ne plus savoir où tourner de la tête. On attaque les mêmes personnes avec des dossiers qu’à chaque fois on remet sur la table. Les véritables responsables des grandes affaires de malversation ne sont pas inquiétés, les contrebandiers ne le sont pas non plus.

Dans le décret, on a l’impression que la Garde nationale, la douane et les officiers de police sont immunisés contre la corruption et qu’ils sont blancs comme neige….

Eh oui, et quand on voit que la contrebande et nombre de trafics passent par ces corps, on se demande comment la lutte contre la corruption peut être aussi efficace qu’on le pense.

Vous avez été ministre, vous avez travaillé dans le privé. Alors d’après vous, dans un moment de crise socioéconomique profonde, le rôle de l’Etat est-il de terroriser les investisseurs potentiels ou de les rassurer pour pouvoir faire redémarrer la machine économique avec une loi à effet rétroactif en plus ?

Je vais dévoiler le fond de ma pensée sur la partie « lien entre les décrets. Il n’y a pas une volonté d’assurer la justice ou de rendre justice. Il y a une volonté de ramasser des fonds.

Pourquoi faire ? Pour financer les sociétés communautaires et pour dire : « Nous attaquons la corruption pour réaliser les rêves du président ».

Les projets de loi ne sont pas des projets qui visent la relance économique. Il s’agit d’un projet politique global à travers lequel on veut financer une sorte de nouvelle corporation ou de nouvelles communautés pro-Kaïs Saïed dans les régions par la spoliation de la communauté d’affaires. Espérons que cela ne prendra pas des proportions dramatiques.

En plus, la rétroactivité dans des affaires jugées est complètement inacceptable.

j’estime que la loi sur la réconciliation pénale est une loi de spoliation. Elle ne correspond en rien à l’esprit de justice

La Tunisie est d’ailleurs attaquée là-dessus, parce qu’il y a des organismes internationaux et autres instances dans le monde qui ne voient pas d’un très bon œil ce qui s’y passe en matière de décisions de justice. Revenir sur des procès qui ont été jugés n’est pas du tout normal et ne sera jamais accepté ni par la communauté nationale ni internationale.

Pour résumer, j’estime que la loi sur la réconciliation pénale est une loi de spoliation. Elle ne correspond en rien à l’esprit de justice et ne reflète pas la seule volonté de récupérer des biens nationaux.

Entretien conduit par Amel Belhaj Ali