Nous sommes à la 22ème journée après le 25 juillet, date de la commémoration de la fête de la République et jour où le président tunisien, Kaïs Saïed, après une décennie d’échecs, de népotisme, de pratiques mafieuses et de déliquescence des institutions et de l’Etat, a évincé « constitutionnellement » du pouvoir le parti islamiste Ennahdha. Nous sommes aussi à J-12 de la rentrée économique. Une rentrée économique qui se tiendra dans un climat délétère, où la suspicion est devenue la règle et où la classe politique dans son ensemble, toute la communauté d’affaires et d’autres franges socioprofessionnelles, dont les hauts cadres de l’Etat, sont devenus les otages d’un état d’urgence accordant au ministère de l’Intérieur « le droit de vie et de mort » sur l’ensemble des citoyens.

Un droit qu’il exerce sans le moindre frein s’agissant d’une liberté fondamentale : la liberté de circulation. Les interdictions de voyage pleuvent sur les opérateurs privés lesquels ne seraient pas les seuls à être les victimes d’une telle mesure. Avocats, juges et même représentants des médias seraient concernés.

Des mesures mises en application sans que les organisations patronales, notamment l’UTICA, ne bougent le petit doigt et sans que les organisations des droits de l’Homme (LTDH, Conseil de l’ordre des avocats, entre autres) ne crient, comme à leur habitude, leur indignation dans un communiqué de presse pour large diffusion.

La rentrée économique approche et les créateurs de richesse et les investisseurs de qui dépend la relance de la machine économique sont, contrairement à ce que vient de déclarer le président de la République, empêchés sans distinction et sans affaires en cours, de voir leurs partenaires à l’étranger, de négocier leurs affaires ou de chercher de nouveaux marchés. Leurs déplacements dépendent du pouvoir discrétionnaire du ministère de l’Intérieur ou encore de la présidence (apparemment impliquée directement) pour lesquels une règle sacrosainte – le droit de tout un chacun de se déplacer librement à l’intérieur et à l’extérieur du pays tant qu’il n’y a pas un jugement de justice le lui interdisant – ne compte plus ! Pire, dans un pays en grave crise économique, ils entravent la relance économique et la création d’emploi.

Le président de la République compte-t-il désigner tous les chômeurs diplômés aux postes de gouverneurs ou de délégués ?

Nous sommes donc tous coupables jusqu’à preuve du contraire. Un ami ancien directeur général à l’Administration publique, aujourd’hui à la retraite, m’a avoué être soulagé de figurer sur sa carte d’identité nationale en tant que “retraité“, alors que lors de son renouvellement, il avait tenu à ce que son ancienne fonction y soit mentionnée. « Au moins là, je suis sûr de ne pas faire partie de la liste des suspects potentiels post-25 juillet ».

On en pleurerait presque de désespoir !

Sévir à l’aveugle avant de construire ?

Nous espérions pourtant que le gouvernement ou les décideurs Kais Saied éviteront de réinstaurer la culture des listes installée au lendemain du 14 janvier et qui a eu pour conséquence une vague de racket sans précédant visant les proches de l’ancien régime ou encore des acteurs principaux dans le secteur privé.

Nous espérions que l’Etat de droit prévaudra et qu’il reviendrait au seul juge après examen des dossiers de décider des mesures à prendre.

Quatre semaines après le 25 juillet, nous assistons à des sanctions collectives sans distinction entre coupables et innocents, et dans une ignorance délibérée de la présomption d’innocence. Notre président a choisi de sévir à l’aveugle avant de construire. Faute de susciter l’espoir, c’est notre désespoir qu’on nourrit.

Nous n’avons pas vu pareilles mesures avec Abdelfattah Al-Sissi après la chute du régime islamiste en Egypte. Nous ne les avons pas vues en Syrie, en Libye ou encore en Irak. Pourquoi en Tunisie après une transition des plus pacifistes approuvée et appuyée par le peuple ?

Les seules réactions que nous avons relevées des acteurs politiques sont celles du parti Al Qotb et de Tayar -qui n’a réagi que suite au refoulement de l’un de ses députés élus sur la France de l’aéroport Tunis-Carthage.

L’article 49*de la Constitution consacrant les libertés individuelles est considéré comme « la clé de voûte des droits et des libertés en Tunisie. Certains droits sont absolus et ne peuvent être touchés par une quelconque limitation ». La liberté de circulation n’est elle pas une liberté fondamentale ?

Au lieu de se lancer dans des campagnes punitives globales, on aurait pu traiter les dossiers au cas par cas selon la gravité des suspicions ou des accusations. Les personnes sur lesquelles pèsent de lourdes présomptions de malversations et de corruption, d’atteintes à la sécurité de l’Etat ou de terrorisme comparaissent rapidement devant des juges sélectionnés pour leur intégrité et leur droiture, seuls habilités à prendre des mesures, et ce en dépit de la fermeture annuelle des tribunaux.

A situation exceptionnelle, exercice exceptionnel, mais continuer sur cette lancée n’est nullement rassurant pour nous autres Tunisiens traumatisés que nous sommes par la culture des listes instaurée au lendemain du 14 janvier.

Sadek Chaabane, ancien professeur de sociologie politique a bien décrit la situation de malaise que vit aujourd’hui la Tunisie. Il s’est adressé ainsi à Kaïs Saïed : « Président Kais Saied attention… depuis le 25 juillet vous perdez des points… Ce que vous avez accompli est formidable… votre courage a sauvé la Tunisie… vous avez répondu à l’appel du peuple qui est venu vers vous et vous a soutenu… J’appuie votre démarche, mais je vous dis attention… vous commencez à perdre des points… Les corrompus sont nombreux et ils ne disparaîtront pas de sitôt, donc il n’y a pas lieu d’empêcher les gens de voyager injustement…

Vous avez le temps de sévir mais pour cela, vous devez protéger les droits des personnes… Les mesures exceptionnelles doivent servir en premier lieu à restaurer l’Etat… Alors veillez-y et je ne parle pas de l’Etat actuel avec des institutions vomies par le peuple et sans aucune légitimité…

Le Parlement est mort et enterré. Si j’avais été député, j’aurais démissionné après les manifestations du 25 juillet. Le retour du Parlement serait désastreux… Il nous faut un État nouveau et une nouvelle légitimité… Ce qui exige beaucoup d’efforts et de travail. N’attendez pas trop longtemps…

Vous perdez des points… Révisez la Constitution et le Code électoral en appelant à un référendum. Fixez des délais pour de nouvelles élections législatives…

Formez un gouvernement dédié au sauvetage de l’économie nationale, axez vos efforts sur l’aspect politique… Présentez une feuille de route au peuple… Rassurez-le et rassurez vos partenaires, pays influents et institutions financières…

Je ne vois pas de cohérence dans ce qui se passe aujourd’hui, qu’il s’agisse de nominations ou de décisions…

Je crois en votre sérieux et en votre patriotisme, et je vous connais intègre et courageux. La plupart des Tunisiens ne veulent pas de nouveaux échecs. Ils ont peur de l’avenir. Ce qui se passe montre un déficit de professionnalisme politique. Les droits des personnes passent avant tout ».

Ce qui se passe est en contradiction totale avec ce qui est stipulé dans l’article 49 de la Constitution que le président a promis de respecter.

Exercer le pouvoir en Tunisie se réduirait-il à des représailles visant à chaque fois une région, un parti, une classe sociale ou une catégorie socioprofessionnelle ? Devons-nous craindre que l’euphorie tunisienne après l’évincement du parti islamiste du pouvoir se transforme en désespoir ?

Amel Belhadj Ali

L’article 49 de la Constitution consacrant les libertés individuelles stipule ceci : « Sans porter atteinte à leur substance, la loi fixe les restrictions relatives aux droits et libertés garantis par la Constitution et à leur exercice. Ces restrictions ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d’un État civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs justifications.

Les instances juridictionnelles assurent la protection des droits et libertés contre toute atteinte. Aucune révision ne peut porter atteinte aux acquis en matière de droits de l’Homme et de libertés garantis par la présente Constitution ».