De façon évidente, Kais Saeid s’est basé sur une interprétation large ou “flexible” de la Constitution pour prendre ses décisions. Coup de force ou coup d’Etat ? En l’absence d’un arbitre (une Cour constitutionnelle), ce coup de théâtre restera longtemps sujet à discussions.

Mais d’une certaine façon, le président reste dans son droit, voire dans son devoir.

Par contre, le vrai coup d’Etat risque de se produire dans les prochaines heures (ou les prochains jours). C’est pour cela que des messages clairs doivent être donnés à toutes les personnes qui risquent de faire de mauvais calculs.

Soyons honnêtes : Cela fait quelques mois que la Tunisie attend un changement radical, une délivrance. Et cela fait quelques semaines que la perspective d’un “sauveur” pointe à l’horizon.

Mais il ne faut pas se faire d’illusions : le seul vrai “sauveur” c’est la démocratie. La vraie démocratie. Pas celle des chantages, des élections biaisées et des lois bafouées par une poignée de soi-disant «défenseurs de la démocratie».

Dans ce brouillard, il est extrêmement important de rappeler que Kais Saeid n’a pas suspendu la Constitution et qu’il se réfère à cette même loi fondamentale pour prendre et ajuster ses décisions.

Il est également important de noter que cela fait quelques mois que nous sommes dans l’impasse et qu’une grande majorité des Tunisiens a été livrée au désespoir et ne croit plus en ce «système». Au-delà de sa légalité et de sa constitutionnalité, cela a donné à l’action de Kais Saied une “légitimité populaire” et donc politique.

Au nom du refus du populisme, une certaine élite bien installée perpétue la vieille tradition de se cacher derrière de beaux slogans afin de dénier cette émotion, et cette demande populaire d’un changement.

De façon évidente et malgré la pression de l’instant, nous avons besoin d’un peu de recul pour comprendre et juger la logique de cette action. Notamment de voir la feuille de route qui sera proposée : Ce n’est qu’avec le temps que les véritables intentions de Kais Saied seront clarifiées. Opportunistes, va-t’en guerre et certains médias n’aimeront pas cela. Mais il faudra se presser (un peu) lentement.

Vide institutionnel et flou constitutionnel

Au-delà de l’impasse économique, sociale, politique, sanitaire, etc., Kais Saied s’est basé sur un vide institutionnel et un flou constitutionnel pour prendre ses décisions. Il est utile de rappeler (pour l’histoire) qu’Ennahdha est largement responsable de cette double béance et de la crise politique dans laquelle le pays a été placé.

Ceux qui parlent d’un coup d’Etat oublient que les “vrais” putschs commencent par une suspension de la Constitution, un arrêt du pays, une prise de contrôle des médias et une mise aux arrêts d’un certain nombre de chefs politiques. Contrairement à ce que colportent certains juristes, le « coup d’Etat » est caractérisé par l’illégalité, l’illégitimité et la violence.

Ce n’est donc pas qu’une question de droit. Fort heureusement, nous ne sommes pas (encore ?) dans cette configuration et nous restons (même de façon formelle) dans une référence à la Constitution.

Ceux qui sont invités à interpréter l’article 80 et qui nous disent que ce même article est clair et ne mérite pas interprétation font de la politique qui ne dit pas son nom. L’article 80 est tellement mal écrit qu’il autorise pratiquement une infinité d’interprétations (ce qui justifie d’ailleurs leur invitation sur des plateaux de radios ou de télévisions).

Même si une bonne Constitution est l’affaire du peuple et non des constitutionnalistes, j’invite nos “spécialistes de droit constitutionnel” qui avaient validé cet article (et se sont tus sur de multiples violations à la Constitution) à un peu plus d’humilité.

L’histoire des Nations ne manque pas de manœuvres constitutionnelles qui frisent le “coup d’Etat constitutionnel”. L’un des meilleurs exemples est ce qu’avait fait De Gaule pour imposer la cinquième République en France.

Choisir la confrontation dans la rue serait catastrophique pour la démocratie, introduirait un précédent politique grave et signifierait la fin politique d’Ennahdha. La solution et les réponses doivent absolument être politiques et éviter le bras de fer avec l’armée et le Président.

Certains médias, notamment Al jazeera et d’autres vendus, vont essayer de jeter de l’huile sur le feu. Nos journalistes devront être à la fois vigilants et compétents pour donner la parole aux gens et dire toute la vérité (pas que celle des opportunistes) de façon responsable et engagée. Nos forces de sécurité ne doivent pas laisser les manipulateurs agir.

La situation économique, sociale et sanitaire ne peut attendre. Le Président n’a plus droit à l’erreur. Le prochain gouvernement doit être mis en place rapidement. Il devrait être un gouvernement de salut national. Pas un gouvernement fantoche.

Avec un peu de chance, de la vigilance et de la sagesse, nous allons tout simplement négocier notre passage à la troisième République. Avec de l’entêtement et des démonstrations de force, nous allons payer tout cela très cher.

Il ne s’agit pas de donner une carte blanche à un président qui, à juste titre, inquiète.
Mais il ne s’agit pas non plus de verser dans le juridisme effarouché pour refuser le changement et se cacher derrière des slogans pour condamner le pays à l’impasse, l’Etat à la destruction et le peuple au désespoir.

Je pense qu’il faudrait absolument maintenir la pression pour rester dans un cadre constitutionnel (quitte à changer la constitution dans un deuxième temps) et pour avoir une feuille de route politique afin de redresser la démocratie tunisienne et ne pas sombrer dans des modèles d’un autre temps.

Pr. Karim Ben Kahla
26 juillet 2021