Le secteur de l’éducation, fer de lance du développement socioculturel et économique en Tunisie depuis l’indépendance, est mis à mal depuis le démarrage de la fameuse réforme de l’école. Ces dernières décennies ont été le théâtre de l’apparition d’une école à plusieurs vitesses ; un système inégalitaire qui ne dispense pas aux enfants la même qualité d’enseignement ou le même traitement.

L’expansion des écoles privées, l’absence de formations de qualité dans le secteur public, la mainmise des syndicats sur un secteur névralgique pour la survie de la Tunisie, le manque de moyens font que sans un véritable sursaut salvateur, c’est l’avenir du pays qui se joue. La réforme n’est plus un choix, c’est une nécessité, assure Hatem Ben Salem, ministre de l’Education nationale, même si le contexte et l’instabilité politique rendent les choses difficiles. Entretien.

WMC : Les résultats des concours successifs (baccalauréat, neuvième et sixième année primaire). Qu’est-ce qui a changé cette année ?

Hatem Ben Salem : Ce qui a changé cette année, c’est le contexte dans lequel ont été organisés les examens et qui était assez spécial. L’année scolaire 2018/202019 a été exceptionnelle de tous points de vue.

Rappelez-vous, à un certain moment, il y a eu rupture quasi totale entre le ministère et le syndicat de l’enseignement secondaire. Il y a presque eu un sabotage qui menaçait l’année scolaire à quelques semaines des examens, nous risquions la déclaration de l’année blanche, notre situation n’était donc pas du tout favorable pour l’organisation des examens.

Fort heureusement, le contexte a évolué dans un sens positif, il y a eu un élan de la part des enseignants pour se mobiliser, et le ministère a fourni les efforts qui s’imposaient pour résoudre les problèmes et débloquer la situation.

Le problème syndical a été résolu, et ce que je peux dire aujourd’hui à propos de l’évaluation des examens et de leurs résultats, c’est que cette année a été une exception. Elle est une preuve éclatante de notre capacité à nous Tunisiens d’affronter toutes les difficultés et de confronter les défis pour réussir.

Baccalauréat: 45,62% de réussite

Nous avons passé la session principale du Bac avec des résultats honorables, soit un taux de réussite de plus de 2% par rapport à l’année dernière, soit 2 500 élèves de plus.

Nous avons vu des sections faire des bonds extraordinaires, comme la section Lettres qui a toujours été le parent pauvre de toutes les sections. Nous avons eu d’excellentes notes et résultats avec plusieurs mentions. La session principale du Bac n’a connu aucun problème, 0 difficultés, si nous la comparons avec ce qui s’est passé avant dans notre pays et ailleurs même dans un pays comme la France. Le taux de réussite aux examens de la session de contrôle du baccalauréat a été de 40,46%, portant le pourcentage de réussite global au baccalauréat 2019 à 45,62%.

Je puis dire que cette année est pour nous une grande réussite et un acquis énorme pour la Tunisie, pour le système, pour les élèves et pour les enseignants, parce que le Bac est un examen fondamental et la conclusion de 14 années d’études si nous comptons les préparatoires, et c’est la seule année où il y a une véritable évaluation du niveau de savoir des élèves.

Concours de la 9e: un taux de réussite assez appréciable

S’agissant du concours de la neuvième qui, je le rappelle, n’est pas obligatoire mais c’est plutôt un examen qui permet d’évaluer une partie des élèves, nous avons enregistré cette année un taux de réussite assez appréciable. Nous sommes passés d’un peu plus de 42% à plus de 67% de taux de réussite, et pour la première fois nous avons plus 950 élèves dont les moyennes dépassent les 15,5/20.

Nous avons dû mettre en place tout un plan pour que les établissements pilotes puissent les accueillir parce que j’estime que la capacité d’accueil ne doit pas être un obstacle à des enfants qui ont prouvé leur mérite et qui se sont distingués. Notre décision n’affectera pas la capacité d’accueil des lycées ou les équilibres pédagogiques.

La 9ème et la 6ème sont des concours, ne l’oublions pas. Il y 4 mois, on m’a demandé de présenter mes prévisions et je l’ai fait. J’ai essayé d’ouvrir un peu les horizons et donner de belles perspectives, mais la condition sine qua none est de permettre à ces élèves qui ont eu cette moyenne d’accéder à des lycées pilotes. Nous avons réussi à les placer.

Concours de la 6e: 50% de taux de réussite, mais…

Pour ce qui est du concours de la 6ème, le taux de réussite de 41 à 42% l’année dernière a atteint cette année les 50% pour l’année 2018/2019, et fort heureusement, nous n’avons pas de problème de capacité d’accueil.

Le concours a toutefois démontré qu’il y a des lacunes chez nos élèves du primaire, dont une réelle faiblesse en mathématiques et les sciences, et la non-maîtrise des langues. Nous sommes en plein dans la réflexion et les échanges avec le syndicat du primaire sur la nécessaire et très réforme. Et ce à tous les niveaux : les programmes, les approches et les notes scolaires. Malheureusement, compte tenu du contexte politique, il n’y aura pas de décision rapide, nous ne resterons cependant pas les bras croisées, nous ferons le maximum.

Comme vous devez le savoir, nous avons programmé le français à partir de la 2ème du primaire et l’anglais à partir de la 4ème. Il y a aujourd’hui une mobilisation extraordinaire pour la formation des enseignants.

Comment ferez-vous pour former des enseignants en mal eux-mêmes de maîtrise des langues ?

Pour le français, il n’y a pas de gros handicaps, les difficultés sont gérables, et nous sommes en train de former à peu près un millier d’enseignants dans le cadre, entre autres, d’un partenariat avec l’ambassade de France. C’est plus difficile pour l’anglais avec toute l’aide de l’ambassade britannique et du british Council.

Nous sommes aujourd’hui en train de former 3 000 enseignants. Les cycles de formation ont d’ores et déjà démarré et se poursuivront tout au long de l’été.

Outre les conventions signées avec les deux ambassades, nous bénéficierons également de financements. Il y a aujourd’hui une dynamique très intéressante qui se met en place et permettra d’améliorer la qualité de formation de nos enseignants, une opportunité qu’ils n’ont pas eue tout au long de leur vie professionnelle.

Sont-ils réceptifs ?

Ils le sont, du moins la majorité, j’en suis sûr. Et de toutes les façons, nous n’avons pas le choix : ou bien nous mettons en place ce système de formation qui accompagne l’enseignant durant sa carrière, ou alors vous pouvez être sûr que toutes les réformes que vous pouvez imaginer dans le monde ne seront pas efficaces. Parce que sans la maîtrise des langues nécessaires pour transmettre le savoir, nous ne pouvons être au diapason de l’évolution de l’enseignement dans le monde…

Le rôle des inspecteurs a été marginalisé depuis 2011, ils ne peuvent plus assurer leur rôle dans l’évaluation du niveau des enseignants, leur autorité a été sapée. Que comptez-vous faire sur ce plan ?

Le rôle des inspecteurs est primordial dans le système éducatif. Les inspecteurs ont été marginalisés ces dernières années mais nous n’avons cessé, depuis que nous sommes à la tête de ce département, de revaloriser leur rôle.

La stratégie de formation se base aussi sur le rôle des inspecteurs et un encadrement adéquat à leur intention.

Ils vont réoccuper leur rôle d’avant-garde dans la pratique de l’enseignement de qualité. Je crois au rôle des inspecteurs et je travaille sur le renforcement de leur statut. Je suis en contact permanent avec leur syndicat, et vous allez voir dans les années à venir qu’ils vont reprendre une place de premier ordre dans l’enseignement parce qu’on ne peut imaginer un enseignement de qualité des inspecteurs de qualité et qui ont un mot à dire.

Qu’en est-il des tout-puissants syndicats ?

Je ne souhaite pas qu’il y ait inhibition pour des considérations syndicales dans ce domaine, parce qu’il s’agit d’un combat pour sauver l’enseignement public. Il s’agit d’une véritable politique de sauvetage national du système de l’éducation publique. Et là on ne peut réfléchir qu’en termes de qualité et d’intérêt national. J’ai toujours pensé que la réussite du secteur de l’enseignement public relève de la sécurité nationale, et c’est une question de souveraineté nationale. Avec quoi vous allez développer un pays aussi dépourvu de richesses naturelles que la Tunisie, sinon avec la matière grise des enfants du pays sur laquelle a œuvré Bourguiba.

Tout au long de l’histoire, nous avons travaillé à fructifier la richesse humaine du pays, et nous avons parié sur l’intelligence de ses enfants.

Beaucoup de parents contractent des prêts pour inscrire leurs enfants dans les établissements privés car ils ne font plus confiance à l’école publique. Qu’en pensez-vous ?  

Je crois profondément et toujours en un seul système éducatif doté de deux branches, publique et privée. Il faut qu’il y ait une complémentarité entre les deux. L’enseignement public est le plus important à mes yeux et il a le plus de moyens : le plus d’institutions scolaires, le plus d’élèves, le plus d’enseignants et le plus de réussite. Et à ce niveau-là, il ne faut même pas parler de compétition car les résultats le prouvent. Rien que pour le Bac de cette année, il n’y a eu seulement que 7% de taux de réussite dans le privé.

Donc attention, ne nous hâtons pas d’émettre des jugements. Ma première préoccupation en tant que premier responsable du département de l’Education nationale, c’est de faire en sorte que le système éducatif public soit le plus sérieux et le plus consistant possible. Et il ne pourra pas l’être sans la stabilité et une nécessaire permanence du travail en profondeur. Il ne peut pas l’être sans une volonté ferme de l’Etat d’engager les réformes nécessaires. Il ne peut pas l’être sans un engagement politique, sans qu’un budget important soit alloué à l’éducation nationale et capable de nous permettre d’avancer sur les chantiers nécessaires pour la refonte du système.

Comment comptez-vous vous y prendre ?

De la manière la plus évidente qui soit, en osant les réformes et en y mettant les moyens. Il est très implorant aujourd’hui de savoir que c’est le système public qui va fonder l’avenir de la Tunisie. Une réforme c’est une génération entière, et nous sommes capables de la réussir.

Moi j’y crois, regardez ce qui s’est passé pendant les examens cette année, lorsqu’on nous y avons mis le sérieux qui s’impose, lorsqu’il y a eu la transparence et l’engagement nécessaires sans concession à la médiocrité, tout a marché comme sur des roulettes. Regardez ces résultats, une bonne organisation et des résultats respectables.

Aujourd’hui, je sens qu’il y a une plus grande confiance des enseignants dans la qualité et le niveau de leurs examens

Aujourd’hui, je sens qu’il y a une plus grande confiance des enseignants dans la qualité et le niveau de leurs examens et une plus grande confiance des parents dans le système. Ils savent que le ministère de l’Education ne joue pas avec l’avenir des générations futures et se fonde sur le respect de la loi et sur la prise en considération des exigences du moment, ce sont les conditions sine qua none à la réussite.

Nous sommes en pleine discussion, moi je suis confiant. Nombreux sont les défis qui nous attendent. La prochaine rentrée scolaire sera porteuse de grands défis que nous devons relever. J’en cite le recrutement d’enseignants et nous y sommes préparés. Nous travaillons avec le ministère des Finances pour consolider notre budget dans la mesure de ce que peuvent nous permettre les finances publiques.

L’année dernière, 80 000 élèves sont restés en dehors des murs des écoles, seulement 2 000 et encore.

Pour cette année tout particulièrement, il faut que tous les moyens soient mis à contribution pour la réussite de la rentrée scolaire. L’année dernière, 80 000 élèves sont restés en dehors des murs des écoles ; cette année il y a eu seulement 2 000 et encore. Pour moi, c’est énorme. Je ferai en sorte que, pour la nouvelle rentrée, il n’y ait aucun élève hors de son école. Nous sommes mobilisés jour et nuit, ici et dans les régions pour que la rentrée se fasse dans les meilleures conditions.

D’après vous y a-t-il risque qu’au vu des prochaines élections, on remette en cause la nécessité de la réforme ?

Je ne le pense pas. J’ai mis, pour ma part, trois trains sur trois rails, et je pense, quelle que soit la personne qui sera mise à la tête de ce ministère, elle sera obligée de suivre, et ne pourra pas arrêter ces trains.

j’ai mobilisé assez d’argent pour que nos institutions scolaires redeviennent ce qu’elles ont toujours été…

Le premier train est une mobilisation financière sans pareille pour remédier aux problèmes d’infrastructure, de vétusté, de maintenance des institutions scolaires, j’ai mobilisé assez d’argent pour que nos institutions scolaires, dans 4 à 5 années, redeviennent ce qu’elles ont toujours été : de véritables institutions de point de vue infrastructure.

Le deuxième train, un système de numérisation et une politique d’intégration des technologies de la communication et de l’information du système scolaire que personne ne pourra remettre en cause, que ce soit au niveau de la numérisation des programmes, de la facilitation des procédures administratives ou -et surtout- des services scolaires.

Nous avons procédé à l’inscription à distance qui a permis à 860 000 élèves sur les 900 mille du secondaire de s’enregistrer.

Nous avons procédé l’année dernière à l’inscription à distance qui a permis à 860 000 élèves sur les 900 mille du secondaire de s’enregistrer. Cela a été une réussite totale et c’est ce qui a valu au ministère le Prix national de l’innovation technologique.

Cette année, nous avons commencé avec les 190 000 élèves de la première année primaire, et à la fin du mois d’août, au plus tard le 5 septembre prochain, il y aura au moins 2 millions d’élèves, c’est-à-dire 99% des élèves qui seront inscrits à distance. Et l’innovation est que ces élèves vont payer leurs droits à l’inscription à partir de leurs portables. Ça c’est l’aspect technologie de l’administration et des services et aussi des programmes…

Quant au troisième train, il s’agit des programmes et leur allègement. C’est un autre volet sur lequel nous avons travaillé, et nous pensons que le baccalauréat aujourd’hui ne peut plus être ce qu’il a été ces dernières années. Le monde a changé et continue de le faire.

Je suis pour une numérisation des épreuves du Bac pour qu’on n’ait plus recours à la main-d’œuvre humaine…

Je suis pour que le contrôle continu puisse avoir une place prépondérante tout au long de l’année. Le calcul de la moyenne à l’année doit être pris en compte et je suis pour que l’examen principal ne s’étale pas sur une dizaine de jours, et qu’il compte juste les matières principales choisies par les élèves.

Je suis pour une numérisation des épreuves du Bac pour qu’on n’ait plus recours à la main-d’œuvre humaine et éviter tout dysfonctionnement. Je suis pour une profonde réforme du Bac pour que le diplôme puisse assurer une carrière professionnelle. On ne peut plus aujourd’hui avoir une orientation de 56% des bacheliers vers les matières littéraires, etc.

A fin 2010, nous étions à 44% de littéraires et 56% de matheux et d’orientés vers la branche Sciences

C’est la raison pour laquelle j’avais renversé la tendance en 2008. A fin 2010, nous étions à 44% de littéraires et 56% de matheux et d’orientés vers la branche Sciences. Il faut renverser cette tendance, nous avons besoin d’ingénieurs, nous avons besoin de mathématiciens, il faut que les matières scientifiques reprennent le dessus. J’ai imposé les matières littéraires dans les lycées pilotes, la matière lettres n’existait pas auparavant dans ces établissements et je l’ai imposé. Les langues, c’est important, les matières littéraires aussi, mais le pays a besoin d’ingénieurs, d’informaticiens, de technologies, etc.

Vous ne pensez pas que la disparition des branches professionnelles a fait beaucoup de tort à la Tunisie ?

La plus grosse perte de la Tunisie est la disparition des lycées techniques. Nous avons aujourd’hui des collèges techniques dans un état lamentable, nous avons eu un financement de la BAD (Banque africaine de développement) pour revoir l’état des collèges technique et leurs équipements. Et à ce niveau aussi, il va y avoir une grande réforme.

Nous pensons aussi créer un pacte professionnel, qui nous sort du carcan Bac lettres ou Bac maths en créant de nouveau bac. C’était ma réforme de 2010. Malheureusement, c’est difficile de réussir une réforme globale avec un ministère dont les attributions sont réparties sur 3 autres ministères. Il faut avoir un seul lead pour penser une véritable réforme et les outils à mettre en place pour la refonte du système éducatif.

Vous pensez que les prérogatives s’agissant des jardins d’enfants et celles s’agissant de la formation devraient être du ressort d’un seul ministère ?

Je ne me prononce pas à ce propos, mais je défends l’existence d’une seule entité capable de porter le projet de réforme, dans le cas présent, c’est une réforme saucissonnée, ce sont des réformettes sans résultat probant pour l’avenir comme on l’a fait depuis 20 ou 25 ans.

Qu’en est-il de la formation de nos enseignants à l’international ?

En matière de coopération internationale, il y a aujourd’hui des dizaines d’enseignants qui partent en France. D’ici la fin de l’année, il y aura plus de 170 assistants pédagogiques, enseignants et inspecteurs qui partiront à Londres. Il y en a déjà 42 qui sont en stage dans la capitale anglaise.

Nous comptons également reprendre les échanges scolaires pour les élèves. J’ai reçu un conseiller du Premier ministre italien et nous avons discuté du jumelage entre les institutions scolaires. Je souhaiterais personnellement que nos élèves partent vers des destinations européennes pour qu’ils apprennent ce qu’ils ne peuvent pas apprendre ici. Nous accueillerons également des élèves étrangers. Cette dynamique d’échanges permettrait l’apprentissage des langues et l’ouverture sur les autres expériences.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali