La thèse de Gilles Kepel, dans son essai “sortir du chaos“, repose sur le postulat de l’association entre les pétrodollars et l’Islam politique. L’étincelle initiatique fut la lutte en Afghanistan contre l’invasion soviétique. Puis de fil en aiguille, ça a été le 9 septembre, les troubles au Soudan et en Algérie. Et plus tard, l’Irak et la Syrie avec l’intrusion de l’Iran dans cette équation de Jihad globalisé, attisée par la lutte contre l’Etat d’Israël.

Le printemps arabe a sonné le glas pour Daech. Est-ce pour autant la fin de Daech ou une éclipse momentanée ?  

Hakim Ben Hammouda, apportait la contradiction à Gilles Kepel, pour son essai “Sortir du Chaos“, ce jeudi 19 février 2019 au siège de l’UTICA. C’était un moment de débat intense. Hakim Ben Hammouda a campé une posture de polémiste, dans cet exercice d’échanges avec l’auteur.

Il dira en ouverture de séance que le livre est “Un regard raisonné sur l’histoire politique contemporaine du monde arabe“. Ensuite, il interpelle l’auteur sur son rapport à l’orientalisme. Le livre donnerait à penser que les Arabes ne seraient pas des démocrates comme les autres.

Hakim Ben Hammouda présente Gilles Kepel comme un chercheur qui connaît le monde arabe qu’il étudie depuis près de 40 ans.

Gilles Kepel est en effet un “Arab Land Trotter“, car il voyage de partout, du Moyen-Orient au Maghreb. D’ailleurs, il se présente lui-même non comme un chercheur distant mais comme le “Gaouri sympathisant“. C’est ainsi que l’a surnommé Abou Yadh qu’il a eu la malchance de vouloir interviewer, quand il se terrait à la mosquée “Ettawhid“ à Sidi Bouzid. C’était la veille de l’attaque de l’ambassade US à Tunis en 2012. C’est peut-être cet épisode qui l’a sauvé des griffes de son hôte malveillant.

Rappelons que nous rapportons uniquement le condensé du débat et non un résumé du livre que nous n’avons pas encore consulté.

La violence à la base du projet jihadiste-daechien

Le déroulé du livre de Gilles Kepel tel que l’a fait Hakim Ben Hammouda est un giga JT de 20H où l’on voit défiler les principaux événements liés à la naissance, au développement du jihad, à sa globalisation, puis ce qui pourrait ressembler à son déclin. Et ce défilé d’actualités montre la gestion calamiteuse des relations internationales des monarchies pétrolières. Cela commence en 1979, ce qui coïncide avec le retour de Khomeiny à Téhéran et l’institution de la République islamique, pour se terminer en 2018 où le récit change de ton pour verser dans la prédiction.

Ben Hammouda insistera sur le séquencement de cette histoire du jihadisme que l’auteur étayera par des arguments marquants. Gilles Kepel commence son récit dès 1979 comme il le précise mais en réalité il se réfère d’abord à l’année 1973 et à la guerre du Kippour ou “guerre d’octobre“ menée par l’Egypte contre l’Etat d’Israël. Celle-ci a conduit en 1978 à la signature des accords de Camp David.

Rappelons également qu’à la suite de ces accords, l’Egypte a reconnu l’Etat d’Israël. Et Gilles Kepel de rappeler que la signature des accords était assortie d’une affirmation égyptienne : “Plus de guerre sans l’Egypte. Mais point de paix sans les Palestiniens“. Ces propos de raison lavent, précisons-le en passant, la partie égyptienne de toute velléité d’enterrer la cause palestinienne.

Revenons donc à l’après-guerre de 1973 pour évoquer l’embargo pétrolier décrété par l’OPEP, menée par l’Arabie saoudite, contre les puissances occidentales pro-israéliennes. Celle-ci a nourri une volonté de revanche et même de jihad à l’encontre des pays occidentaux. Ce ressentiment sera mis à profit par les USA qui se sont ligués avec les monarchies pétrolières pour résister à l’invasion soviétique en Afghanistan.

L’auteur parle de l’entente entre le “Baril et le Coran“ qui a scellé la rente pétrolière à l’Islam politique faisant triompher l’idéologie wahhabite. Dès lors, la violence s’installe dans le champ public car l’Islam radical ne laisse aucune place à la médiation.

L’espace politique arabe ainsi plombé par le mix entre les champs politique et religieux se trouve miné de l’intérieur à cause de la tyrannie de la pensée unique. Celle-ci était communautariste et guerrière. L’ennui est que cette idéologie a gagné en Afghanistan. Les jihadistes endoctrinés ont fini par bouter l’URSS hors de l’Afghanistan. L’alliance contre-nature entre les pétrodollars et les fusées américaines Stingers (Sol Air) lesquels ont décimé l’aviation soviétique. Trois mille chasseurs soviétiques auraient été abattus. Et l’Armée rouge a fini par plier bagage.

Cette alliance demeure toutefois suspecte. Du côté américain, on minimisait l’affaire. Zbignew Brezinski, chef du conseil de sécurité US, de l’époque sous le président Jimmy Carter, disait ne pas s’inquiéter d’une poignée d’excités. Et il glorifiait leur victoire sur l’Armée rouge. Les Américains y voyaient une victoire de leur objectif sur le “Containment“, c’est-à-dire l’endiguement des forces communistes. Et les monarchies du pétrole étaient réconfortées par cette victoire sur l’athéisme grâce aux escadrons d’Allah qu’ils pensaient tenir en laisse.

L’ennui est que ce corps de combattants a fait émerger un gourou, une espèce de fakih, c’est-à-dire un leader idéologique, Abdallah Azzam. Sa doctrine “rejoins la caravane” (Ilhak bil Kaffila) était exposée dans des prêches qu’il diffusait par cassettes audio.

Gilles Kepel insiste sur les médias par lesquels ces prédicateurs touchaient les grandes masses. Les moyens de communication, insiste-t-il, jouent un rôle fondamental dans la métastase de l’idéologie islamiste/jihadiste.

Du jihad de proximité au jihad global, puis… le Jihad en Méditerranée

L’histoire du jihadisme n’est pas sans rappeler l’histoire de l’arroseur arrosé. En effet, les monarchies pétrolières, pensant se doter d’un semblant de corps de “marines“, vont se laisser surprendre par la dissidence de cette faction. Les théoriciens du jihadisme vont se multiplier et les orientations du jihadisme vont muter.

A la faveur de la montée de l’Iran et une fois gagnée la guerre en Afghanistan, le jihadisme se tournera vers l’ennemi de proximité. Le clergé chiite doublera le clergé wahhabite et théorisera sur “l’unité du mot d’ordre“ (Wihdet il kalima).

L’éducation coranique sera tournée vers l’objectif politique et le fakih, c’est-à-dire le gourou devient Wali, c’est-à-dire chef politique. A l’ère de wilayat el fakih, en plus de la diabolisation de l’Amérique, on ajoutera la satanisation des Saoudiens.

Le chef d’inculpation est simple : “Les Saoudiens préfèrent le billet vert au livre vert“. Il convient donc de séparer le Baril de la Qaaba, et ce fut l’attaque par un groupuscule proche de l’Iran de la Qaaba. Le hasard a voulu que ce soit le commandant Barril du GIGN français, corps d’élite antiterroriste, qui délogea les assaillants car les forces saoudiennes n’y étaient pas préparées.

Donc l’Iran déclarait ouvertement les hostilités à l’Arabie saoudite et cherchait à prouver que la dynastie Saoud n’est pas en mesure d’assurer la sécurité des Lieux Saints, ce qui constitue sa légitimité aux yeux de l’opinion saoudienne.

Cette prétention au leadership sur l’Islam politique entre l’Iran et le royaume saoudien sera à l’origine d’une série de mutations du jihadisme. L’étape suivante fut le combat contre l’ennemi lointain. Et c’est là que se cale l’attaque des tours jumelles, World Trade Center, à New York, le 2 septembre 2001. Stupeur ! L’opinion arabe n’a pas suivi car la crainte des représailles occidentales, du fait de la disproportion militaire, était dans tous les esprits. Cet acte spectaculaire fut un flop politique pour le jihadisme. Cela intervient après deux échecs tout aussi cuisants, à savoir le raté en Algérie et au Soudan.

Et dans leur élan de jouer le-va-tout, les jihadistes des deux bords se prononceront en faveur du jihad global et le gourou sera Zawahiri.

La communication, toujours la communication, au service de l’extension des idées de la nébuleuse jihadiste et de son esprit sanguinaire. L’affrontement entre Iraniens et Saoudiens atteint son comble.

Sur les ruines de l’Irak sunnite émergera un slogan hostile aux Saoudiens : “la maison Saoud fait corps avec la maison Bush“.

Deux théoriciens du jihadisme vont apparaître, Abou Mossaab Essouri et Abou Mossaab Zarkaoui sauteront le pas. Le jihadisme ne sera plus une organisation (Tanzim) mais un système (Nizam), désormais Daech s’impose comme étape ultime. Et c’est le printemps arabe qui scellera cette institution.

Ce sera l’apothéose et la perte du projet qui aura démontré l’inconsistance de son contrat social et politique qui précipitera sa fin. Mais si Daech est démasqué, le jihadisme ne s’est pas arrêté pour autant. L’abandon de la lutte contre l’ennemi éloigné et l’essoufflement de la théorie du jihadisme global ont donné lieu au jihadisme en Méditerranée. Il trouva un autre relai via les flux migratoires. Tour à tour, ils cibleront l’Italie. Et celle-ci a fini par virer à l’extrême droite. Puis ce sera au tour de la France, avec l’activation de la colère des banlieues.

Au bout du compte, la stabilité politique française est durement secouée. Et enfin, c’est au tour de l’Espagne de subir le fléau et cela n’est pas sans relation avec le mouvement indépendantiste catalan. Violence et chaos prennent donc leur quartier en Méditerranée. Ils mettent à mal l’unité arabe et l’intégrité de l’Union européenne durement éprouvée par le Brexit.

Ce que je crois

Gilles Kepel a reproduit une fresque animée des quarante dernières années du paysage politique du monde arabe, en général. Il est vrai qu’il relie les événements entre eux mais il ne procède pas à une analyse en profondeur des tendances politiques. Cela se ressent dans les solutions qu’il propose dans sa tentative de prédiction afin de dégager des pistes pour échapper à la violence et au chaos.

Nous relevons une lacune majeure dans ses propos. Il occulte totalement le rôle de l’officine des néo-conservateurs américains comme catalyseur de la pensée jihadiste. Car au bout du compte, le jihadisme, in fine, fait le sale travail pour le compte du complexe militaro-industriel américain.

Dans sa méthode de reportage historique, il se disperse et laisse en suspens certaines vérités pourtant révélées par l’actualité. La pensée jihadiste qui a supplanté la théorie du nationalisme arabe, ce qu’il dit pourtant dans son intervention, est une résurgence du nationalisme arabe sous coloration religieuse.

Les Frères musulmans et les nationalistes arabes finissent par se rejoindre dans la finalité de l’unionisme. Ce point est important de notre point de vue car le nationalisme, à l’image du nazisme et du fascisme, subit le même parcours politique. Il y a l’étape de l’affirmation, avec l’émergence de la pensée radicale, suivie de la négation de la démocratie, enfin le dépassement, c’est-à-dire la confrontation armée. L’étape ultime étant le règne par la violence et l’extension du chaos.

Gilles Kepel décrit l’itinéraire mais n’établit pas le parallèle avec le nazisme et le fascisme lesquels se calquent les uns sur les autres, de notre point de vue. L’Etat du Faqih qui devient wali, ou calife, c’est selon, c’est au mieux un régime présidentialiste et au pire un régime totalitaire. La faillite politique du jihadisme n’est pas consommée. Le cauchemar est peut-être à venir, au moins en région méditerranéenne.

Il y a un scénario qui n’est pas évoqué par l’auteur. Gilles Kepel ne s’est pas penché sur l’hypothèse d’une Europe du Sud sous domination de l’extrême droite et une éventualité d’un retour des Frères musulmans au pouvoir au Maghreb et en Egypte. Dans ses prédictions, Gilles Kepel cite la solution tunisienne. Nous considérons toutefois qu’il ne fait pas ressortir les faits saillants et pertinents qu’elle contient. En Tunisie on a opté pour une démocratie consensuelle. Elle a, de notre point de vue, un mérite extrême, celui d’évacuer le débat idéologique. Privés de cet écran de fumée, les Frères musulmans se trouvent démunis d’une offre politique patriotique et cela les désarme.

De plus, l’expérience tunisienne a plaidé pour une démocratie qui garantit l’égalité entre les genres allant jusqu’à vouloir légaliser l’égalité dans l’héritage.

La compatibilité souhaitée et défendue par l’expérience tunisienne fera de sorte que la religion ne sera pas au centre du projet politique. En effet, l’état de droit ne se soucie que de la garantie des libertés et, de ce fait, adopte le droit positif. Cependant, la compatibilité avec le référentiel civil de l’Etat de droit ne chassera pas l’Islam du champ public.

Avec cette configuration, les Frères musulmans, quelle que soit leur coloration, ne pourront plus instrumentaliser la religion. Et c’est peut-être le meilleur antidote à la pensée islamiste.