Le penseur, philosophe et académicien installé en Allemagne, le Syrien Housamedden Darwish, est l’une des figures de la diaspora arabe en Occident. Son périple sur le vieux Continent, dans le cadre de ses études supérieures, a été entamé à partir de la France, puis le Royaume Uni jusqu’au pays du Rhin où il vit et enseigne la philosophie. La philosophie est le domaine de compétence du chercheur au Centre d’études avancées en Sciences humaines et sociales de l’université de Leipzig et chargé de cours au Département d’études orientales de l’Université de Cologne.

Il est auteur de recherches et de livres en arabe, en Anglais et en Français. Parmi des livres en Français, Paul Ricœur : Problématique de la méthode et herméneutique du dialogue (2017), Paul Ricoeur. La problématique de la méthode et le déplacement herméneutique du texte à l’action et à la traduction. Vers une Herméneutique du dialogue (2012) et Paul Ricoeur et la problématique de la méthode dans l’herméneutique. Interpréter, comprendre et expliquer dans les théories du symbole, du texte, de la métaphore et du récit (2011).

En 2023, il a publié deux livres (en arabe): “On Philosophy of Recognition and Identity Politics: Critique of the Culturalist Approach to the Islamic Culture” et “The Pioneering Formulation of the Concepts of Secularity and Secularism in the Arab-Islamicate World(s): Butrus al-Bustani’s The Clarion of Syria”. Lors de son récent et premier voyage en Tunisie, il a introduit son approche philosophique et sa lecture de la réalité arabe auprès du milieu littéraire et académique tunisien à travers des conférences à la Foire internationale du livre de Tunis et à Sfax. Dans une interview à la TAP, le penseur a abordé la question du livre et de l’édition à travers un angle spécifique sur le rôle de la diaspora arabe en Occident et sa visibilité.

Interview:

Les maisons d’édition et de traduction, ont-t-elles contribué à promouvoir davantage la Littérature et la Recherche dans notre région ?

Houssamedden Darwish : La traduction est le poumon et l’un des ponts d’acculturation et de dialogue entre les civilisations et les peuples. Ceci est aussi valable pour la pensée chez la diaspora qui transmet les idées non pas à travers la traduction littérale mais par la critique, le débat et l’interaction. Elle a une large contribution dans le développement de la recherche. Mais le pourcentage des œuvres traduites et écrites demeure très faible par rapport au nombre d’habitants et en comparaison avec ce qui existe en Occident ou même en Asie et en Amérique latine. Le secteur de l’édition dans le Monde arabe n’est malheureusement pas aussi développé et se trouve dans l’incapacité d’être au diapason du progrès numérique et ce pour des raisons en rapport avec la langue arabe et autres contraintes d’ordre purement technique.

Quel regard portez-vous sur ce qui se passe dans notre Monde arabe ?

L’exil aide à acquérir de nouveaux angles dans les visions créant de nouvelles conceptions du monde qui ne sont pas obligatoirement meilleures ou bien au contraire moins efficaces, mais en un univers où les cultures sont différentes, les intérêts ne sont pas les mêmes. De là, et au lieu des visions unilatérales, cette différence et multiplicité des points de vue aiderait probablement à construire une vision plus objective ou raisonnable qui est riche, profonde et globale.

Partant de votre expérience en France, au Royaume-Uni et en Allemagne, peut-on parler d’une présence réelle du penseur arabe en Occident ?

Sa présence est tributaire de l’orientation de sa pensée qui, plus elle a une portée non arabe, plus sa présence est importance. La langue constitue de ce fait, une barrière pour sa présence en dehors du Monde arabe Probablement, il existe certains cercles intellectuels où l’usage de l’arabe est assez fréquent, que l’on puisse qualifier d’oasis arabes dans un désert non arabe ou d’îles isolées dans un univers non arabe. Il peut s’agir ici d’une présence du penseur en Occident où l’Occident est le grand absent. Ce manque d’intérêt constitue le plus souvent un motif qui justifie son absence dans les cercles intellectuels occidentaux.

Depuis Gibran Khalil Gibran, Edouard Saïd et Amin Maalouf et bien d’autres … Qu’est ce qui a changé pour le penseur et écrivain arabe de la diaspora ?

A l’ère du numérique, l’interaction linguistique, culturelle et sociale et institutionnelle de l’écrivain de la diaspora avec l’univers d’où il vient est devenue plus évidente. Ce changement actuel est donc favorisé par les technologies de communication ayant rendu l’interaction avec l’univers arabe parfois plus importante. Il a ainsi garanti à la diaspora une visibilité qui est le plus souvent au dépend de celle qu’elle pourrait y avoir en Occident. La littérature de la diaspora est en quelque sorte l’expression d’un refus, d’une nostalgie, d’une romance et d’un attachement aussi bien qu’une contribution à garder le lien avec la langue maternelle et cet aspect identitaire dans sa définition linguistique et culturelle. La production intellectuelle et littéraire de la diaspora est, à mon sens, une tentative d’exprimer et en même temps de lutter contre ce sentiment d’exil. C’est aussi un moyen de renouer avec ce qui est familier. Historiquement, le refus qu’avaient manifesté les arabes, sur près de trois siècles, quant à l’invention de l’imprimerie était, selon plusieurs, l’une des raisons du retard de l’Orient en parallèle avec le développement de l’Occident. Après l’invention de l’écriture et de l’imprimerie, l’ère numérique est, à mon avis, le troisième point dans ce changement et a, un certain égard, permis d’aller au-delà du cadre spatio-temporel offrant des possibilités inouïes qui ne cessent d’être dévoilées chaque jour. Le livre, la lecture et la recherche sont ainsi devenus plus accessibles. Un livre publié par un éditeur à Londres, à titre d’exemple, est distribué simultanément dans d’autres pays. En parallèle, le volume impressionnant de livres, d’informations et de connaissances a rendu impossible de suivre l’exemple d’Aristote qui avant d’entamer l’écriture de ses livres, faisait une lecture critique de toutes les anciennes connaissances. Cette surabondance d’informations et de connaissances a fait que le chercheur d’aujourd’hui est obligé de faire le tri de ses sources, qui n’est pas sans contraintes.

Comment le penseur peut-il réussir l’intégration réelle dans une nouvelle culture tout en gardant son engagement pour les questions de la région arabe et de son pays d’origine ?

Il s’agit là d’une question cruciale et qui constitue une problématique. A ce sujet, j’invoque les recherches et les études disant que, pour tous les émigrés, plus la personne est intégrée dans son nouvel environnement moins est son interaction avec son ancien univers et vice versa. Beaucoup essaient de parvenir à un équilibre entre les deux, et j’admets en faire partie. Après avoir vécu en Occident près de 15 ans entre la France, la Grande Bretagne et actuellement l’Allemagne, mes liens avec le Monde arabe n’ont jamais étaient rompus. Mes écrits et mes livres sont principalement orientés vers la région. Suite à ma reconversion et l’usage des Langues autres que l’arabe, à savoir l’anglais, le français et l’allemand, j’admets aussi avoir trouvé une difficulté à s’adresser à un nouveau lectorat, non arabophone. Au final, l’intégration n’est pas totale et le penseur ou l’écrivain se trouve dans une position de juste milieu, ce qui n’est pas obligatoirement négatif et pourrait s’avérer très constructif même.

Quel est le rôle assigné à la pensée arabe en une conjoncture actuelle dominée par les préjugés et les idées reçues ?

A ce sujet j’insiste sur le fait que la problématique dans la réalité arabe n’est pas culturelle, intellectuelle ou religieuse. Elle est fondamentalement d’ordre politique et économique. Deux rôles principaux incombent à la pensée arabe : le premier est cognitif et le second est normatif. Cette approche cognitive et normative concerne la description et l’analyse de la réalité d’un côté, et la définition des grandes et petites lignes de ce qui devrait exister de l’autre. La pensée œuvre donc à proposer de nouvelles alternatives sur comment pouvons-nous améliorer cette réalité et incarner davantage les principes de la liberté, de la justice d’égalité, de bien-être, de développement économique, éducatif et social… etc. Cependant, sans des décisions principalement politiques, économiques, juridiques, institutionnelles, éducatives et médiatiques, la pensée ne peut à elle seule réaliser le succès de cette mission.

C’est à mon avis un pont entre les civilisations à travers lequel se crée un brassage interculturel qui aide à adopter de nouveaux points de vue avec une ouverture d’esprit pour une connaissance mutuelle des deux camps, arabe et occidental, et qui est en rupture avec cette vison unilatérale existante. Le penseur a davantage de possibilités à créer un débat à impact positif loin des idées fondées sur l’exclusion, explicite ou implicite, entre les deux mondes, arabe et occidental.