Le scandale suscité à l’ARP et ailleurs à propos du report de l’IS sur les hypermarchés est surprenant à plus d’un titre. Le populisme et la démagogie en ont été les grands gagnants. Les députés qui ont contesté cette mesure, à tort ou à raison, ne se sont pas investis avec autant de fougue et d’engagement dans la proposition de lois coercitives pour juguler le terrorisme économique représenté par le commerce parallèle ou encore la limitation des importations sauvages de Turquie qui attaquent aussi bien nos industries textiles, le cuir et chaussures que l’agroalimentaire. 

Quelle est la véritable situation du secteur de la grande distribution dans notre pays et quelle est sa place dans l’économie nationale?

Le point avec Hedi Baccour, président de la Chambre de la grande distribution à l’UTICA. 

WMC : Le report de la décision concernant l’augmentation de l’IS sur les hypermarchés a suscité beaucoup de remous à l’ARP et ailleurs. Et même à l’UTICA, on nous dit que cette proposition n’a pas été discutée au sein de l’exécutif.

Hedi Baccour : Effectivement, en tant que Chambre, nous n’en avons pas discuté avec le bureau exécutif. Un article a été rajouté concernant les grandes surfaces, les concessionnaires automobiles et les franchises ayant une intégration inférieure à 30%.

Nous avons ensuite découvert dans le texte officiel une augmentation de l’IS à partir de l’exercice 2020.

Nous avons d’ailleurs été surpris parce que le sens de la loi n’est pas très clair. J’ai l’impression qu’il y a un amalgame entre notre secteur et d’autres, comme les secteurs financier, pétrolier ou les concessionnaires auto. Ce sont des secteurs très fermés auxquels on n’a pas accès facilement. Par contre, le nôtre est ouvert à tout le monde. Tout le monde peut, aujourd’hui, ouvrir une grande surface ou une moyenne surface avec une enseigne étrangère ou locale.

Pourquoi stigmatiser notre secteur ? Je pense qu’il y a une idée générale qui règne en maîtresse, à savoir que nous gagnons beaucoup d’argent. Hors, voyez deux sociétés côtés à la Bourse de Tunis, c’est la société Magasin Général et la SNMVT (Monoprix). Eh bien figurez-vous que leurs résultats ne sont pas florissants, et tout le monde peut les voir puisque c’est public.

En bénéfices nets, nous gagnons 1%. Nous ne sommes pas comme les industries ou les banques qui sont des secteurs de loin plus performants que les nôtres.

Vous parlez des industries, mais les industriels investissent beaucoup et souffrent également de la situation actuelle du pays ?

Nous investissons plus, et je peux vous dire beaucoup plus, c’est à peu près 200 MDT par an. Nous créons environ 1.000 emplois par an, nous avons 500 MDT d’investissement en cours actuellement.

Nous faisons beaucoup de chiffres d’affaires, c’est vrai, mais les bénéfices nets ne sont pas ce que pensent les gens. Les raisons ne sont pas compliquées à saisir : nous nous positionnons au centre entre le producteur, le fournisseur et le consommateur final, et nous avons un rôle primordial qui consiste à préserver le pouvoir d’achat du citoyen et de l’améliorer. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nos performances ne sont pas aussi extraordinaires que tout le monde le pense.

Vous n’êtes pas non plus des entreprises philanthropiques ? Vous faites pression sur les fournisseurs pour avoir les meilleurs prix et garantir vos marges.

Nous ne les gardons pas pour nous. Ce que nous obtenons comme amélioration des prix à l’achat, nous le répercutons sur les prix destinés à l’acheteur final. Et tout le monde réalise aujourd’hui que le pouvoir d’achat de nos concitoyens n’est pas des plus brillants. Il est logique dans cette situation que nous ne pouvions pas faire de grands bénéfices.

Lorsque vous observez la scène économique, vous voyez des secteurs protégés où parfois certains sont dans une situation de monopole, ce qui n’est pas notre cas. Nous évoluons dans un environnement trop concurrentiel qui ne nous permet pas de récolter beaucoup de bénéfices.

Nous figurons parmi les rares secteurs qui subissent les aléas de l’économie de marché.

Vous pensez bien que si on augmente l’IS sur notre secteur, que nous allons être obligés pour rentabiliser nos activités de le répercuter sur les prix. Et c’est qui le perdant ? C’est le consommateur final. Notre chiffre d’affaires chutera alors que nos activités n’évoluent pas outre mesure. Notre part de marché est de 20% depuis 20 ans, elle n’a pas évolué d’un pouce, vous imaginez !

Il y a un frein à notre expansion car nous sommes dans un cadre réglementé, nous sommes en concurrence avec les petits commerces traditionnels qui ne travaillent pas dans la même légalité que nous et ne payent pas autant de taxes que nous.

Et pire que tout, il y a un secteur parallèle qui couvre toutes nos activités, ne paye pas d’impôts, n’est pas soumis aux mêmes contraintes réglementaires et ne s’acquitte pas des obligations légales, à savoir la CNSS et autres.

Notre secteur contribue aux caisses de l’Etat à hauteur de 4,5%. Il s’agit des TVA dues, contributions sociales, impôts au titre des salaires, impôts sur les sociétés et taxes pour les collectivités locales.

Nous sommes un collecteur d’impôts pour l’Etat. Chaque année, nous collectons 50 MDT comme avance sur impôts (retenue à la source) au titre des fournisseurs et prestataires qui travaillent avec nous. Face à cela, que payent les secteurs du commerce traditionnel et celui parallèle à l’Etat ? Rien du tout.

L’informel ne s’acquitte même pas des droits de douanes des produits importés. Alors que nous, nous ne commercialisons pas les produits qui rentrent dans notre pays de manière illégale, nous préservons la santé de nos concitoyens en assurant la traçabilité des denrées alimentaires et la qualité des produits commercialisés au sein des petites, moyennes et grandes surfaces, et nous encourageons les producteurs et les produits nationaux que nous protégeons en refusant de commercialiser l’importé dans le cadre parallèle.

Vous avez bien fait de préciser que c’est dans le cadre parallèle parce que dans les grandes surfaces, nous trouvons des produits importés. Des turcs et autres y compris dans l’agroalimentaire ordinaire alors que nous n’en avons pas besoin.

Oui, lorsque ces produits sont taxés correctement comme le veut la loi afin de préserver la production nationale, il n’y a pas de mal à cela. La présence des produits importés sur nos rayons est très faible.

Qu’est-ce qui vous dérange dans la nouvelle loi de finances ?

C’est simple, nous trouvons qu’elle ne répond pas à un impératif de taille : celui de préserver le pouvoir d’achat. Elle va à l’encontre de cet impératif car taxer les grandes surfaces revient à augmenter les prix pour préserver les résultats sans oublier le développement du marché informel avec les risques qu’il comporte en matière de sécurité et d’hygiène alimentaire ou autre.

Imaginez que l’on réduise l’IS sur nos activités, nous pourrions couvrir plus de terrain en réduisant les prix et notre apport de 120 MDT aux caisses de l’Etat conjugué aux 50 MDT de retenue à la source et la TVA que nous obligeons les fournisseurs à facturer et à payer pourraient augmenter. Elles iraient où ? Aux caisses de l’Etat.

Pour nous, il s’agit de transférer des secteurs non contributeurs vers une participation effective aux finances de l’Etat. Aujourd’hui nous appelons non pas de reporter l’augmentation sur l’IS du secteur de la grande distribution mais, comme je l’ai mentionné, de l’annuler et d’une manière définitive. C’est le seul moyen d’encourager les investissements dans ce secteur.

Selon les normes établies par la loi de l’urbanisme, combien avons-nous de grandes surfaces et comment les différencier les unes des autres pour décider que certaines d’entre elles ne doivent pas subir l’augmentation de l’IS et les autres non ?

A ce jour, il n’y a pas de critères pour différencier les moyennes surfaces des grandes. Selon les critères de la loi de l’urbanisme établie en 2003, nous ne pouvons pas distinguer les unes des autres. Rien n’est clair. Comment faire la distinction entre un centre commercial composé de dizaines de boutiques, comprenant un centre de loisirs et un grand supermarché et uniquement une grande surface. Nous n’avons pas de réponses et on n’a pas légiféré à ce propos.

Pour ce qui est de la grande distribution qui se définit comme une surface comprenant des multi-rayons à dominance alimentaire parce que nous ne sommes pas dans la logique du textile multi-rayon ou encore des chaussures, des vêtements de sport, etc.

Nous avons donc des surfaces de 250 m2 jusqu’aux hypermarchés qui font les 12.000 m2. Dans ce panorama, il y a différentes superficies complémentaires. Le client fréquente aussi bien les supermarchés, les hypermarchés que les détaillants et les supérettes en fonction de leurs besoins, ce sont donc des commerces qui se concurrencent. Et le rôle de l’ARP dans ce contexte est de légiférer pour garantir une équité fiscale entre tous ces opérateurs. Le ministère du Commerce doit en tenir compte et assurer une concurrence loyale.

Et c’est le cas aujourd’hui ?

Mais bien sûr que non, nous n’avons ni équité fiscale ni concurrence loyale. Ce que nous avons relevé lors des discussions sur la loi de finances concernant l’IS sur les sociétés de grande distribution, c’est que nombre de députés ont critiqué un secteur hautement socioéconomique. Les débats n’allaient pas dans le sens d’assurer un climat sain pour l’évolution des activités des sociétés en question afin que l’Etat en profite et que le consommateur puisse avoir des prix maîtrisés à la portée de ses moyens, ce qui implique non pas une sur-taxation mais une baisse des taxes.

L’année dernière, on a rajouté un droit de consommation de l’ordre de 10% et 1 point de TVA que le consommateur a payé. Les producteurs et industriels n’ont pas enlevé de leur marge ces nouvelles taxations.

En fait, ce qui a eu lieu tout récemment comme discussions houleuses au sein de l’Assemblée, c’était plutôt ce que nous pouvons qualifier d’une tempête dans un verre d’eau. Soit uniquement deux hypermarchés concernés par la mesure et pas tout le secteur de la grande distribution ce qui ne pèse rien dans les finances de l’Etat ?

Notre demande à nous en tant que Chambre du secteur de la grande distribution ne se limite pas à annuler l’augmentation des 10% d’IS mais à généraliser les 13,5% de l’IS adoptés au profit des autres secteurs.

Vous estimez que vous devez être traités comme les secteurs industriels à l’export qui ont subi la foudre de la CEE et qui risquent de perdre leur compétitivité à l’international ? Vous êtes une activité de service, vous achetez et vous revendez des produits, leurs charges sont plus importantes que les vôtres non ?

Il se trouve que nos charges ne sont pas si différentes des industriels. Nous achetons des équipements pour en doter nos magasins. La moitié de notre marge bénéficiaire part en salaires, presque 45%, sans oublier les loyers à payer et tout ce qui s’y rapporte comme commodités.

N’oubliez pas non plus que nous assurons la traçabilité de nos produits, leur qualité et nous garantissons l’hygiène, ce qui est très important. Et pour ce, nous accompagnons nos fournisseurs pour avoir des produits de haute qualité, produits qu’ils exportent à partir où le marché national est pourvu. Nous-mêmes exportons des produits pour nos partenaires étrangers. C’est une activité que nous sommes en train de développer.

Notre secteur est également très actif en matière de RSE, nous avons mis en place toute une stratégie dans le cadre de l’efficacité énergétique, nous avons signé une convention avec le ministère de l’Environnement pour le retrait des sachets en plastique, ce qui est en plus mal perçu.

Nous avons offert une solution pratiquement gratuite pour améliorer notre environnement et on nous critique toujours de manière virulente. Un sac écologique réutilisable pour 1.500 millimes garanti à vie -s’il est déchiré, on le remplace gratuitement et on trouve toujours à redire.

Nous aidons beaucoup d’associations, ce que nous ne voulons pas rendre public.

Pour terminer sur le report de l’augmentation de l’IS sur les hypermarchés de 10% à 2020, qu’est-ce que cela rapporte à l’Etat ?

C’est environ 3 MDT. Aujourd’hui chercher à gagner un peu plus pour les impôts, cela réduit les investissements, ralentit le développement d’un secteur formel pour en faire bénéficier le marché parallèle. Ce que nous voulions nous, c’est que les députés se rendent compte que sur le plan fiscal, notre niche est très faible et que s’ils nous aident, nous ramènerons beaucoup plus au pays en développant et en améliorant le pouvoir d’achat.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali