Au 2 décembre, seulement 5.660 personnes ont déclaré leurs biens et leurs intérêts aux services concernés de l’INLUCC (Instance nationale de lutte contre la corruption) dans le respect de la loi adoptée le 1er août 2018 et promulguée le 14 du même mois. Trop peu pour ceux qui ont milité, combattu revendiqué la déclaration des biens et intérêts de tous les acteurs opérant sur la scène publique.

On ne peut pas vouloir la chose et son contraire. Lorsqu’on est politiciens, acteurs de la société civile, ou hauts commis de l’Etat, nous sommes dans le devoir et l’obligation de donner l’exemple. In fine, il ne s’agit pas de discours populistes pour le marketing politique ou associatif, il s’agit surtout d’être les premiers à respecter ce pourquoi nous avons lutté âprement.

Entretien avec Chawki Tabib, président de l’INLUCC.

WMC : 5 660 déclarés sur plus de 357.000 qui doivent y procéder, ne pensez-vous pas que c’est trop peu ?

Chawki Tabib : Le nombre des personnes soumises à l’obligation de déclarer leurs biens et leurs intérêts est le défi le plus grand auquel nous sommes confrontés. L’INLUCC n’a pas demandé à ce que 37 catégories de personnes, évoluant dans différents secteurs, soient concernées par la déclaration en question. Maintenant la loi est bien là et nous sommes bien obligés de l’appliquer. Il est évident que la réponse n’est pas prompte, et ce rien que pour les associations dont le nombre s’élève à 21.750 et dont près de 200.000 doivent procéder à la déclaration. Il s’agit là des comités dirigeants et des bureaux exécutifs.

Pour vous dire la vérité, nous aurions pu nous passer de cela, d’autant plus que, de par la loi, nous pouvons demander à n’importe quelle personne de déclarer ses biens. Mais devons-nous aujourd’hui nous permettre de ne pas mettre à exécuter une loi que nous avons tous revendiquée ?

Dans le monde entier, la déclaration des biens et des intérêts porte une valeur symbolique s’agissant des personnalités publiques et, dans le même temps, c’est un outil d’investigations qui peut servir lorsque l’on met en doute l’intégrité morale de ces personnes.

Aujourd’hui pouvons-nous dispenser certaines catégories de l’application de la loi ? Bien sûr que non. L’INLUCC a été étonnée de voir que ce sont ceux-là même qui avaient bataillé et milité pour qu’une loi oblige les personnalités agissant dans l’espace public à déclarer leurs biens qui la remettent aujourd’hui en cause et la contestent. Je ne comprends pas, d’autant plus qu’il s’agit d’une simple déclaration sur l’honneur.

C’est l’ARP qui a imposé l’intégration des associations, des médias et de toutes les personnes évoluant dans la sphère publique et concernées par la chose publique. Les députés ont ratissé large, nous avons, nous-mêmes, été surpris ; mais maintenant il faut y aller ou réviser la loi.

Ne s’agit-il pas plutôt d’un obstacle culturel ? Dans notre culture, nous préférons être discrets sur ce que nous possédons ou nous ne possédons pas ?

Et même si c’est le cas, devons-nous nous arrêter aux entraves culturelles ? Ce sont des choses qui se travaillent. La polygamie a été abolie alors que personne ne pensait que l’on pouvait le faire, notre CSP est avant-gardiste et a bousculé nombre d’idées reçues et d’obstacles culturels. Les barrages culturels sont aussi contre la préservation de l’environnement. Il faut évoluer et se mettre à l’ère du temps.

Mettons-nous à déclarer nos biens et cela deviendra culturel. Je comprends l’amertume, la déception de certaines gens, mais il n’y a pas de deux poids deux mesures. Cette loi a également été faite pour moraliser la vie publique. C’est ainsi que nous pourrions juguler le phénomène des financements occultes aussi bien des associations que des partis et de tous les acteurs de la vie politique dans notre pays.

Personnellement, j’ai défendu le principe de limiter les déclarations des biens et des intérêts aux associations dont le montant dépasse les 100.000 dinars tunisiens, mais là aussi la loi a été exhaustive et a touché tout le monde.

Qu’en est-il des partis politiques ? Sont-ils venus nombreux à votre instance déclarer leurs biens et leurs intérêts ?

Malheureusement, ce n’est pas le cas. Lorsque nous voyons que plus de 220 partis politiques ainsi que leurs dirigeants -cela dépend bien sûr du statut les régissant- ne se bousculent pas à nos portes pour donner l’exemple, nous ne pouvons qu’être étonnés. En tant qu’INLUCC, je suis tenu d’appliquer la loi qui exige la publication des noms des personnes qui ont procédé à leurs déclarations et celles qui ne l’ont pas fait. Ce n’est pas valorisant pour ceux qui dirigent des partis, qui sont dans l’opposition ou occupent des postes au gouvernement de voir devant leurs noms : pas déclarés. Nous parlions d’exemplarité non ?

Pour les élus, ils doivent savoir qu’ils n’auront plus le droit de se porter candidats à de nouvelles élections s’ils ne déclarent pas leurs biens et en ce qui concerne les hauts commis de l’Etat concernés par la loi, ils peuvent se trouver un jour privés des deux tiers de leurs salaires qui iront à la trésorerie de l’Etat. Et de nouveau, il s’agit tout juste d’une déclaration sur l’honneur avec tout juste la présentation de la CIN. Ceux qui ne veulent pas se déplacer à l’INLUCC peuvent procéder online sur la plateforme : «tasrih.tn», s’ils rencontrent des difficultés, ils peuvent appeler le 80 10 22 22, notre numéro vert et trouveront immédiatement des personnes pour les assister.

Dans les régions, il y aura des centres mobiles qui assureront la réception des déclarations. Ceux qui n’ont pas des informations exactes doivent éviter les fausses déclarations par contre, ils peuvent mentionner qu’ils pourraient les préciser plus tard.

Pour revenir aux régions, ne pouvez-vous pas rallonger les délais, ceux qui résident dans des zones enclavées ne peuvent peut-être pas se rendre facilement aux bureaux de l’INLUCC ?

Tout d’abord, les déclarations peuvent se faire online et vous vous doutez bien que nous ne pouvons pas transgresser la loi juste pour les régions, notre rôle est de faciliter du mieux que nous pouvons le processus. Comme je l’ai déjà mentionné, il y a 2 centres mobiles opérationnels et nous sommes en train de former de nouvelles recrues pour assurer la mission de recueillir les déclarations.

Et qu’en est-il de nouveau de la sécurisation des données recueillies par votre instance ? Les Tunisiens ont aussi des appréhensions par rapport à cela. 

Premièrement, la loi garantit la confidentialité des données recueillies par l’INLUCC, il y a même des sanctions pénales d’au moins une année de prison pour ceux qui les rendent publiques. Ceci relève bien entendu de notre responsabilité en tant qu’instance.

D’autre part, notre système d’information n’est pas accessible aux organes de l’Etat, juste pour rassurer ceux qui pensent que le ministère des Technologies de la communication, quel que soit son locataire, peut y accéder. Nous avons respecté dans leurs moindres détails les normes internationales pour la sécurisation des informations dont nous disposons. Nous avons procédé à une large consultation avec des Allemands, des Canadiens, nous en avons discuté avec des Français, des Koweïtiens. Bien entendu nous avons mis à contribution les meilleurs experts en la matière, l’Agence nationale de la sécurité informatique (ANSI), etc.

Par ailleurs, relativisons l’ampleur que nous accordons à la dimension secrète des informations en question car vous vous doutez bien qu’elles existent dans les différents départements de l’Etat, qu’il s’agisse du foncier, du financier ou même du parc automobile. Et l’on peut y accéder.

Oui mais ce n’est pas systématique, c’est quand la personne fait l’objet d’une instruction ou d’investigations pour une raison ou un autre.

Vous avez raison, ce n’est pas systématique, mais dites-vous bien que le risque zéro n’existe nulle part au monde. On a piraté les données informatiques des puissances mondiales mais il ne faut pas que l’INLUCC soit la seule responsable si dépassement il y a. La justice doit sévir durement ; l’Instance de protection des données personnelles a un rôle à jouer, ainsi les services de l’Etat (l’Agence nationale de sécurité informatique, le ministère des TIC…).

Que les gens en tiennent compte, nous sommes à l’ère de la transparence à l’échelle planétaire et même si vous cachez votre argent dans un matelas, on vous demandera d’où vous les avez eus. Et de toutes les manières, ceux et celles qui n’ont rien fait d’illégal n’ont pas à avoir peur.  La lutte contre la corruption requiert la transparence, la surveillance et le questionnement.

 A J-16, vous en êtes à 7.000 de personnes qui se sont conformées à la loi alors que les concernées sont plus de 350.000. Pensez-vous que les médias ont failli dans leur devoir d’informer, d’expliquer et de sensibiliser ?

Bien entendu, nous nous attendions à plus de la part des médias et également de la société civile. Cette loi est l’une des revendications phare de la société civile pour lutter contre la corruption. Ensuite, lorsque les associations sont devenues concernées par la déclaration des biens et des intérêts, elles ont commencé à protester et fait marche arrière.

Cela veut dire quoi cela ? Que ce qui est bien pour les autres, n’est pas bien pour elles ? Il faut quand même être cohérent. Bawsala a fait des efforts pour publier la liste des députés qui ont procédé aux déclarations et quelques autres qui ont parlé de la loi, les autres se sont contentées de critiquer.

En ce qui nous concerne, nous comptons renforcer notre communication et nous lancerons bientôt une campagne de sensibilisation et de communication y compris à travers les moyens de transport public, que le ministre en soit remercié car il nous a encouragés à le faire pour que sa portée soit plus générale.

Ce que je voudrais dire, c’est que l’obligation de déclaration sur les biens n’est pas une chasse aux sorcières, tout au contraire, c’est la preuve que nous nous orientons vers plus de transparence et de bonne gouvernance.

Et n’oubliez pas les répercussions positives sur l’image de la Tunisie à l’international grâce à cette loi. Pour les investisseurs, il est important d’investir dans un pays où la justice est indépendante, les forces de l’ordre républicaines, où les procédures administratives et les appels d’offres sont transparents et, pourquoi pas, se font en ligne, et où il y a des instances garantes de l’égalité de tous devant la loi.

Quant au citoyen tunisien qui remet tout le temps en question l’intégrité financière et morale des responsables politiques, le fait que l’INLUCC existe et qu’elle procède au recueil de toutes les informations concernant leurs biens et leurs intérêts doit pouvoir le rassurer et surtout l’aider à reprendre foi et confiance en eux. Car grâce à nous, il pourra savoir qui a tout à cacher et qui n’a rien à cacher.

Propos recueillis par Amel Belhadj Ali