Dans sa version actuelle, le contrat ALECA contient des clauses lourdes de conséquence. Elles peuvent impacter les composantes alimentaire et juridique de notre souveraineté nationale. Il faudra les débusquer. Il y a anguille sous roche. Attention aux mauvaises surprises. Passer les termes du contrat au peigne fin. Ne pas signer à l’aveugle. Ni dans la précipitation. Ni sans un débat public préalable. Mobiliser la société civile pour donner de la voix. Et menacer du “No deal“ en cas où les intérêts de la Tunisie ne sont pas pris en compte.

“Méfiez-vous“, l’Accord de libre-échange avec l’UE est “complet, approfondi et surtout… définitif ! Prenez-en conscience“, a martelé Lucile Falgeyrac*. Cela se passait à l’ouverture du séminaire sur l’ALECA, organisé par le FTDES en partenariat avec la Fondation Friedrich Ebert et l’ONG belge Centre national de coopération au développement (CNDC).

Une fois l’accord signé, les clauses seront “gravées dans le marbre“. Plus rien ne pourra être renégocié, insiste Lucile Falgeyrac. Plus aucune possibilité de retour en arrière sous peine de sanctions financières lourdes. L’alerte démocratique est recevable. Elle est à prendre au sérieux.

Rien ne sera plus comme avant

Une fois l’accord signé, l’Etat tunisien ne pourra plus légiférer librement, car sous contrainte de l’harmonisation réglementaire. On connaît l’attitude critique du courant altermondialiste à l’égard du non libre-échange mais à l’instrumentalisation du libre-échange aux fins de faire imposer l’ordre ultra libéral en douce.

Son credo est que cet ordre neutralise le pouvoir social des Etats et scelle définitivement le pouvoir des multinationales sur la communauté nationale qu’il réduit à une communauté de consommateurs, sans défense.

On peut ne pas partager le modèle économique proposé par l’altermondialisme. Cependant, sa critique des standards de contrats européens et autres, américains notamment, de libre-échange est pertinente et incisive. De ce fait, l’appel glaçant lancé par Lucile Falgeyrac devient un appel de veille et de prudence. Il retentit d’autant plus fort que la Tunisie, à ce jour, n’a pas présenté, de manière formelle en dehors de quelques observations de-ci de-là, sa propre offre de contrat.

Cet acte est nécessaire afin de regrouper les principaux objectifs recherchés par la Tunisie en souscrivant à l’ALECA. Et Pr Abdeljalil Bedoui de rappeler que l’on va aux négociations en ordre dispersé. Il n’existe pas, à ce jour, de manière officielle, de mandat parlementaire de négocier. Pas plus qu’un comité de suivi n’est sur pied, dit-il. On sait qu’un dispositif de ce genre a été constitué mais il ne se manifeste toujours pas. Et, pour couronner le tout, on semble négocier sans objectifs, assène-t-il.

On sait qu’il existe des objectifs épars mais l’heure a sonné pour les aligner et en tirer une stratégie expresse et la présenter à l’opinion.

Un audit préalable du premier accord d’association

La prudence et la raison nous rappellent qu’il ne faut pas aller à l’ALECA sans évaluation préalable du premier accord d’association entre la Tunisie et l’Union européenne. Celle-ci tarde toujours, du côté tunisien. Et, pour sa part, la Commission européenne s’accommode, invariablement, des rapports du Bureau Ecorys, dont les évaluations paraissent bien tièdes. Une évaluation contradictoire s’impose en ce genre de circonstance.

Or, la partie européenne n’y va pas, pour le moment. Pas plus qu’on ne voit s’affairer la partie tunisienne. Au plan méthodologique, cette étape est incontournable. Comment connaître nos espérances de gain de l’ALECA en l’absence d’un bilan de l’accord initial ? Il faut bien se dire que l’accord actuel est un standard d’accord commercial, élaboré par la Commission, est à sens unique. Son ossature est bâtie sur les seuls intérêts des entreprises européennes.

Et l’Europe, a eu, cette fois, les yeux plus gros que le ventre. A ce contrat sensé être exclusivement commercial, elle rajoute le volet des investissements. Halte ! Il va falloir tout reprendre dès le début et commencer par évoquer d’abord ce que la Tunisie peut gagner. Pour ce faire, rien de mieux que de passer “les clauses et les clausules“ à la loupe pour savoir sur quoi la Tunisie va signer, précise Nicolas Van Nuffel, membre aussi du CNCD.

Le contrat “OMC+“: Quand l’asymétrie tourne à l’hégémonie

Le multilatéralisme est un écran de fumée, prévient Nicolas Van Nuffel, qui sert à dissimuler la volonté d’imposer l’ultra libéralisme. C’est un recul démocratique. En fin limier, car expert en matière d’analyse des contrats, il recense toutes les similitudes qu’on retrouve dans le TAFTA**, et autres, notamment l’ALECA. Il s’agit d’une version scélérate qui dit “OMC+“, car elle va au-delà des termes du cadre “OMC“.

Cette nouvelle génération de contrats déborde leur vocation. Ils ne se limitent plus à la libéralisation du commerce des produits agricoles, des services et de l’énergie. Ils intègrent l’investissement, l’extension de la durée de protection des brevets qu’ils enrobent dans le principe de la propriété intellectuelle, et, last but not least, rajoutent l’harmonisation réglementaire.

L’ennui, préviennent les membres du CNCD, est que tout est lissé et en surface tout est bien dissimulé. Il faut aller dans le détail du détail pour débusquer les vices qu’on a pris soin de bien cacher. C’est l’expérience militante de l’altermondialisme qui a permis aux militants de CNCD d’extirper les véritables dangers. Et cela leur a donné un ascendant sur toutes les expertises produites par les bureaux d’études.

A titre d’exemple, dans l’accord TAFTA, l’Amérique, avec un habillage bien étudié, voulait vendre aux Européens, sans le dire, de la volaille lavée au chlore, pratique interdite en Europe.

De même, elle visait aussi la viande aux hormones et les plants OGM, également prohibés. Cela leur a demandé une savante et minutieuse exploration des termes du contrat pour finalement mettre à nu les camouflages de ces dispositions.

Par ailleurs, l’harmonisation réglementaire est tout aussi redoutable car elle suppose une culbute, au plan des principes.

A l’origine, le GATT, puis l’OMC, avaient institué un principe de “la nation la plus favorisée“. Le libre-échange avantageait donc le partenaire le plus faible en lui octroyant un système préférentiel. Le multilatéralisme a abandonné cela et a imposé le système de réciprocité, pensant qu’il y aurait, in fine, grâce au libre jeu du marché, une convergence des deux partenaires en termes de revenus et de développement. On le savait et c’était de notoriété publique. Mais grâce au militantisme altermondialiste, on découvre que la réciprocité se ramène finalement à un alignement du plus faible aux normes du plus fort.

Et Nicolas Van Nuffel de rappeler qu’il serait extrêmement difficile aux Européens de faire bouger les lignes si TAFTA est signé en l’état. La démonstration est simple. L’Europe n’autorise la mise en vente qu’une fois prouvé que le produit est non nocif. En Amérique on interdit une fois que c’est prouvé que c’est nocif. La meilleure illustration pour cela est la bataille éternelle pour l’interdiction du tabac.

En transposant ces éléments de discordance à l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) avec la Tunisie, les membres de CNCD préviennent que nous allons au-devant d’une possible aliénation de notre souveraineté nationale si on signait en l’état. Cet accord, ajoutent-ils, n’est pas un accord commercial, il vous imposera un modèle sociétal, si vous n’y prenez garde.

Les méfaits éventuels de l’ALECA

Il est connu que la libéralisation agricole ne nous apporterait rien, tel qu’elle est proposée par l’ALECA. L’espoir de l’exportation en Europe est un miroir aux alouettes. En dehors de l’huile d’olive et de quelques produits phares, tous les quotas agricoles autorisés par l’UE ne sont pas saturés, précise Mohamed Bouhadida, expert agricole tunisien.

Par contre, on est très exposé sur la production céréalière. Un écart de productivité de 1 à 7, en matière de production céréalière nous sépare de l’Europe. De plus, la pluviométrie exclura, de facto, une bonne partie de nos surfaces céréalières de la concurrence, pour déficit de rendement. De fait, on s’achemine vers une dépendance céréalière. Il y a menace sur votre souveraineté alimentaire, dira Guy Marius Sagna, expert sénégalais, également altermondialiste.

Et Ghazi Hidouci, ancien ministre algérien, de rappeler les circonstances douloureuses de l’année 2008 avec la pénurie céréalière “programmée“ par les multinationales. Il y avait une demande solvable mais il y avait pénurie de grains. Et ce n’était pas une pénurie fortuite. Et de rappeler l’absolue nécessité de revenir au peuple pour débattre en profondeur de ses retombées et de se concerter sur les parades à apporter. “Let the people have a say“ devient, dans ce cas, un cri de guerre.

Cette situation pourra concerner également la production de médicaments. L’accord propose un allongement de la validité des brevets au-delà de vingt ans, comme c’est le cas aujourd’hui. Cela priverait des pans entiers, en général des gens démunis, de l’accès aux génériques. Là encore la menace démocratique est évidente.

Cerise amère sur le gâteau, la libéralisation des investissements supprimera tout contrôle en matière de montant, de participation locale et de nature des apports. Et qui plus est tous les litiges avec les investisseurs seront du ressort d’une cour d’arbitrage.

Imaginez que l’Etat puisse comparaître devant des juges qui ne sont pas fonctionnaires, mais des juristes de libre pratique qui ne sont pas insensibles aux sirènes des lobbies. Et cela peut intervenir pour toute nouvelle réglementation jugée utile par les pouvoirs publics mais qui se heurterait aux intérêts des multinationales.

Il est ici utile d’insister sur les multinationales car les membres du CNCD affirment que les PME se sont solidarisées avec les militants altermondialistes. Donc, si de nouvelles dispositions fiscales, sociales ou tarifaires gênent les prévisions financières des investisseurs, ces derniers n’hésitent pas à se retourner contre eux et à leur exiger des compensations financières ou des pénalités qu’ils peuvent obtenir auprès de la cour d’arbitrage. Le gouvernement de l’Egypte a indemnisé Veolia pour avoir pris l’initiative d’augmenter le SMIG, ce qui perturbait ses prévisions de rendement financier.

Les inquiétudes du moment

Youssef Chahed et Paul Juncker se sont quasiment engagés à finaliser l’accord avant la fin de l’année 2019. C’est trop court. La partie tunisienne peut se passer du rapport d’impact de l’Accord d’association initial. Après tout, la libéralisation des produits industriels a maintenu la croissance à 5% environ, ce qui est son niveau historique, le rappelait Pr Abdeljalil Bedoui.

Et la douche froide est venue des experts CNCD qui, avec réalisme, ce que nous ressentions comme cynisme, nous disaient de mettre une croix sur nos deux espoirs les plus chers.

La mobilité des individus n’est pas pour demain. De plus, l’accès au financement européen pour les entreprises tunisiennes est d’ordre virtuel. Ajouter à cela que la finalité européenne est de disposer des marchés domestiques des 8 pays méditerranéens signataires de l’Accord d’association initial, d’y écouler ses excédents agricoles, soulignera Guy Marius Sagna, et faire basculer tous les systèmes économiques des pays concernés vers l’ultra libéralisme, assénera Nicolas Van Nuffel.

Naturellement, il faut faire pression et mobiliser la société civile, ce qui donnerait une légitimité démocratique aux propositions tunisiennes. Tous préviennent que des deux pays du Maghreb, la Tunisie est la moins bien lotie. Le Maroc a suspendu ses négociations pour cause d’ingérence européenne dans la question du Sahara. En effet, la Commission européenne a demandé un étiquetage séparé pour les produits issus du Sahara occidental. Le Maroc considérait qu’il pouvait s’exposer à des représailles de la part des consommateurs européens et a laissé les négociations en stand-by, espérant que l’UE reconsidérerait sa position.

Par conséquent, Pr Nejib Akesbi n’est pas particulièrement alarmé d’une perspective de no deal car l’urgence économique vient du partenaire européen. Point de vue que nous contestons, car la Tunisie est soumise à un pressing redoutable de l’informel. En somme, elle en est à choisir entre deux maux : se laisser engloutir par l’informel ou dominer par l’UE.

Nous pensons que l’offre tunisienne n’est pas inexistante ni inconsistante, ni même qu’elle se fait en dehors de la société civile. Cette dernière participe à tous les contacts de concertation et a émis des propositions fortes. Elle demande notamment à ne pas signer en bloc mais chapitre par chapitre. Elle demande à intégrer le coût implicite sur l’économie tunisienne de la fuite des cerveaux en Europe.

Elle suggère également d’obtenir l’accès aux fonds structurels dédiés au développement des régions, et tout le monde sait que la Tunisie manque de moyens pour assurer le rattrapage de ses régions de l’intérieur.

Nous ajoutons, pour notre part, la garantie de puiser dans les fonds de mécanisme de stabilité de sorte à protéger le dinar tunisien contre la dépréciation.

La Grèce ne doit son salut qu’aux concours de ce mécanisme. Le bon voisinage, c’est cela aussi. Il y a quand même une injustice à voir que le mécanisme de stabilité financière a soulagé le système bancaire de Chypre -qui n’est pas en Europe mais dans la mer- d’un concours financier de 9 milliards d’euros pour le remettre de ses déboires avec l’argent russe, sale.

En dehors des dérapages de la dictature, la Tunisie affecte l’aide financière qu’elle reçoit au développement économique, sans évasion d’aucune nature. Et là c’est un contrat de sérieux de sa part. Ce qui est rassurant est que la société civile, en Tunisie, ne campe pas sur des attitudes idéologiques mais réalistes. Quand elle dit, comme l’exprimait l’universitaire marocain Ghassan Waïl, il faut “voir dans l’ALECA autre chose qu’une simple configuration de notre infrastructure en vue de séduire les IDE“, on se dit que l’espoir n’est pas perdu.

—————–

*Membre du Centre national de coopération au développement

**Accord de libre-échange transatlantique, que les USA veulent conclure avec l’UE.