Qui aurait pensé qu’un jour la Reine Elisabeth accepterait que son petit-fils épouse une roturière afro-américaine, actrice divorcée et fille d’une maquilleuse et d’un directeur de photographie ?

Il y a 30 ans, pareil mariage aurait été perçu comme un scandale et très mal vécu par la famille royale, le prince lui-même aurait été renié. Les choses ont changé, le monde évolue et la reine, à 92 ans, s’adapte à cette évolution et comprend la nécessité de dépasser les clivages entre “sang bleu“ et “sang rouge“ ou aristocrates et roturiers.

Dans ce contexte-là, où le monde occidental avance avec une vitesse vertigineuse et s’adapte aux changements de mœurs, de valeurs et de cultures, celui arabo-musulman est maintenu dans un statu quo révoltant. Comme si le temps avait été suspendu pour tout ce qui se rapporte à la gestion des relations humaines, ajoutant encore plus à la complexité du rapport entretenu par le «sujet arabo-musulman» avec l’espace public.

La création, au mois d’août 2017, de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE) sur décret présidentiel avait pour objectif de traduire par des lois et des actes les principes inclus dans la Constitution de 2014 et de faire en sorte que notre législation ne soit pas décalée par rapport aux conventions internationales relatives aux droits de l’Homme et au respect des libertés, et prenne en compte l’humanisme, qui place les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres valeurs.

Remis il y a plus d’une semaine à la présidence de la République, le rapport de la Commission a fait l’objet, mercredi 20 juin 2018, d’une conférence de presse présidée par Bochra Belhaj Hmida, responsable de ladite commission.

Ce rapport appartient aujourd’hui aux Tunisiens, à ceux qui l’approuvent et ceux qui le désapprouvent. Nous avons travaillé dans le respect de la Constitution

«Nous avons choisi dès le lancement de nos travaux d’adopter une approche participative. Nous avons associé des ONG et des représentants de l’Université Zitouna, le niveau des débats était très élevé. Ce rapport appartient aujourd’hui aux Tunisiens, à ceux qui l’approuvent et ceux qui le désapprouvent. Nous avons travaillé dans le respect de la Constitution et le respect des courants de l’école réformiste initiée en Tunisie depuis des lustres», a déclaré d’emblée Me Ben Hmida.

Les réformes proposées par la Commission touchant aux lois relatives aux libertés individuelles et à l’égalité entre femmes et hommes ont été les résultantes de longues discussions avec des ONG, des universitaires, des religieux, des experts et des représentants de 9 ministères concernés par ces questions, a pour sa part précisé Karim Bouzouita, membre de la Commission.

Notre rapport, qui comprend nombre de suggestions pour réviser des lois en vigueur aujourd’hui, n’est pas politique mais sociétal

«Notre rapport, qui comprend nombre de suggestions pour réviser des lois en vigueur aujourd’hui, n’est pas politique mais sociétal. Et c’est ce qui explique l’importance de la participation de tous ceux concernés par ces questions en relation directe avec le mode de vie et les choix de vie de tout individu. Le plaidoyer a été un axe fondamental sur lequel nous avons déployé énormément d’efforts car il fallait sensibiliser les associations, les décideurs publics et les représentants du peuple. Les associations ont non seulement débattu des procédures légales et des lois appliquées actuellement en matière de libertés individuelles mais ont fait des propositions concrètes. La Commission était ouverte à toutes les bonnes volontés. Nous avons organisé 25 ateliers avec le collectif des libertés individuelles, des universitaires, des experts en fikh (la connaissance des normes canoniques pratiques), des experts en droits des minorités. Nous avons aussi eu des discussions avec des partis politiques».

C’est dire que les propositions couchées dans le rapport de la Commission n’ont pas été dictées par ses membres mais qu’elles ont été le produit de concertations avec les différentes parties concernées par les libertés individuelles et la parité.

Des propositions qui ne sont pas coupées de la réalité socioculturelle de la Tunisie

«Ce que nous avons proposé dans le cadre de ce rapport n’est pas loin de la philosophie d’ouverture et de tolérance prônée par les réformistes tunisiens depuis le 19ème siècle et se rapportant aux valeurs de paix et à une certaine souplesse dans l’interprétation des textes religieux. Nous avons été les premiers à abolir l’esclavage, à consacrer la liberté de la femme, à fonder une centrale syndicale et à nous engager dans la modernité. Nous ne prétendons pas être des “foukaha“ mais, en tant que musulmans, nous ne nous soumettrons pas non plus aux diktats des prédicateurs», a déclaré Pr Abdelmadjid Charfi, membre de la COLIBE.

Pr Charfi a condamné les personnes qui se donnent pour mission celles d’intermédiaires entre Dieu et les hommes et a assuré que toutes les propositions de la Commission ont été adossées à la Constitution

Pr Charfi a condamné les personnes qui se donnent pour mission celles d’intermédiaires entre Dieu et les hommes et a assuré que toutes les propositions de la Commission ont été adossées à la Constitution, aux conventions internationales et aux traditions séculaires de la Tunisie, religieuses comprises.

«Il existe des normes liées à des rites, des sentences ou des jugements qui ne peuvent plus être tolérés aujourd’hui. Nous ne voulons pas, en tant que Tunisiens, être les otages des auteurs des ouvrages de Fikh ou des endoctrineurs. Ce qui nous a été d’un grand secours est que dans l’histoire de l’islam, nous avons vu nombre de positions progressistes et tolérantes qui correspondent aux impératifs de notre société et qui ne sont pas contradictoires avec le droit positif ou les conventions internationales».

Pr Slim Laghmani, juriste éminent, a parlé des principaux axes du rapport réparti en deux : celui des libertés individuelles et celui de l’égalité. «L’aspect juridique de notre rapport concerne les droits des Hommes en tant qu’individus, ce sont des droits destinés à protéger l’individu en tant que tel et les libertés qu’il peut exercer sans la participation d’autrui. Cela fait partie des droits humains consacrés par la Constitution tunisienne».

les condamnations à mort qui ne doivent plus être systématiques et ne doivent être prononcées que dans des cas extrêmes précisés dans le détail par la loi

Un projet de code a été proposé par la Commission en rapport avec les deux axes cités plus haut. Parmi les thèmes abordés : les condamnations à mort qui ne doivent plus être systématiques et ne doivent être prononcées que dans des cas extrêmes précisés dans le détail par la loi. Elles doivent également être soumises à un moratoire.

L’article 230 concernant l’homosexualité et l’examen annal a été également étudié, et la Commission a proposé que cet article soit abrogé et remplacé par un autre où il sera interdit de procéder à ce genre d’examen et où la peine pénale sera éliminée quitte à ce qu’il y ait des condamnations à des amendes.

Il y a aussi toutes les lois qui se rapportent aux bonnes mœurs et qui ne sont pas bien détaillées dans le Code de procédures pénales, ce qui accorde aux magistrats un pouvoir discrétionnaire et beaucoup de liberté dans leur interprétation des textes de loi, sans oublier la nécessité de définir avec précision ce qu’on veut dire par l’“exhibition“ s’agissant de bonnes mœurs.

Dans le chapitre “égalité hommes/femmes“, les points les plus importants ont concerné l’héritage, le droit des femmes à choisir leurs conjoints en n’étant pas soumises au diktat religieux, celui de la tutelle et la possibilité d’accorder leurs noms de familles à leurs enfants en supplément à celui du père si ces derniers le souhaitent.

La Commission a soulevé la question de la pension alimentaire -qui doit désormais concerner les enfants uniquement dans le cas où la femme a une source de revenus

La Commission a également soulevé la question de la pension alimentaire -qui doit désormais concerner les enfants uniquement dans le cas où la femme a une source de revenus, tout comme la Commission- a appelé à instaurer l’égalité pour ce qui est des dépenses familiales entre le mari et la femme.

Le rapport a également abordé les ambiguïtés légales et procédurales soulevées par nombre de circulaires dont celle relative à la consommation de l’alcool par les musulmans ou encore la fermeture des cafés pendant le mois de ramadan.

ce rapport place la Tunisie sur orbite universelle au niveau des valeurs humaines et leur respect.

Pour conclure, il faut reconnaître que ce rapport, qui donne des propositions concrètes pour améliorer l’existant et parer aux défaillances législatives et juridiques touchant aux libertés individuelles et à l’égalité, place la Tunisie sur orbite universelle au niveau des valeurs humaines et leur respect.

Tant que l’espace privé ne nuit pas à l’espace public, il est aberrant que l’on s’autorise à juger les uns ou les autres pour leurs orientations sexuelles, leur race ou leurs convictions religieuses ou idéologiques

Tant que l’espace privé ne nuit pas à l’espace public, il est aberrant que l’on s’autorise à juger les uns ou les autres pour leurs orientations sexuelles, leur race ou leurs convictions religieuses ou idéologiques. Le respect à la différence, à la vie humaine et aux droits des hommes de choisir la vie qu’ils veulent est impérieux dans un monde où les courants rétrogrades veulent que l’humanité soit renvoyée : aux siècles de l’ignorance et de l’intolérance.

Amel Belhadj Ali