Le 2ème round des négociations Tunisie–UE sur l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) s’est déroulé à Tunis du 28 au 31 mai 2018. Comme d’habitude, ces négociations entamées officiellement en 2015 ont suscité une vive polémique entre partisans et opposants à cet accord.

Dans la perspective d’enrichir le débat sur ce dossier, Webmanagercenter a interviewé Sophien Bennaceur, expert en gestion de crise et ancien candidat à la présidentielle de 2014.

L’entretien a porté sur le bien-fondé de cet accord, sur ses limites, les risques qu’il peut encourir au pays, mais également sur les nouveaux horizons qu’il peut ouvrir pour peu qu’il soit bien négocié.

WMC : Que savez-vous au juste de l’ALECA?

Sophien Bennaceur : Dans un premier niveau de lecture, je dirais, sommairement, trois choses voire trois approches.

La première est la définition idyllique que donne l’Union européenne (UE) de l’Aleca. Selon l’Union, l’Aleca devrait avoir des effets largement positifs pour la Tunisie en termes de croissance, d’exportation et d’emploi. Son objectif majeur est d’approfondir et de compléter la zone de libre-échange pour les produits manufacturés mise en place il y a vingt ans, suite à la conclusion en 1995 de l’Accord d’Association.

Il vise, selon les Européens, à intégrer étroitement l’économie tunisienne dans le Marché unique de l’Union européenne sur la base d’un rapprochement progressif de la législation tunisienne avec l’acquis communautaire.

L’Aleca va ensuite permettre un meilleur accès “mutuel” pour les biens, les services et les investissements. Il couvrira le climat des affaires, le commerce des services, des produits agricoles, des produits agricoles transformés et des produits halieutiques, l’énergie, la propriété intellectuelle, la politique de concurrence, les instruments de défense commerciale, la transparence des réglementations et les marchés publics.

Un intérêt particulier sera porté aux normes, à la protection de l’environnement et à la responsabilité sociale des entreprises (RSE).

Autre objectif virtuel assigné par les Européens à cet accord, l’Aleca, en favorisant progressivement une plus forte concurrence avec les opérateurs européens, stimulera, dit-on, la compétitivité des produits et services tunisiens et améliorera l’attractivité de la Tunisie pour les investissements étrangers et domestiques.

La deuxième approche est celle du gouvernement tunisien. Ce dernier est apparemment très pressé de signer cet accord. Lors de sa récente visite de travail aux pays Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg), du 23 au 27 avril 2018), le chef du gouvernement, Youssef Chahed, n’a pas tari d’éloges à l’endroit de cet accord et a même fixé une date pour sa signature.

Il a déclaré texto que “cet accord sera signé en 2019”, et ce sans concertation avec les parties concernées, particulièrement les syndicats agricoles (UTAP et SYNAGRI…) et les professions libérales prestataires de services, sans un quelconque effort d’explication des enjeux d’un tel accord, et surtout, sans débat public sur ce dossier.

La troisième approche est celle de la société civile et des représentants des secteurs ciblés, notamment l’agriculture et les services. Les Tunisiens redoutent particulièrement les risques de déstructuration que pourrait faire encourir cet accord à certaines activités à forte employabilité dans le pays, s’agissant notamment du secteur agricole et des services.

Les représentants de ces secteurs ont constamment, depuis le démarrage des négociations sur cet accord en 2015, exprimé leur défiance vis-vis de cet accord asymétrique entre un pays sous-développé -la Tunisie- et un “super-Etat européen” -Union européenne-, super riche et détenteur de technologies.

Concrètement, ils craignent que l’Aleca ne soit semblable à l’Accord d’association de 1995 et son corollaire, la mise en place, depuis 2008, d’une zone de libre-échange des produits manufacturés. L’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) estime que cet Accord d’association s’est traduit non seulement par un manque à gagner de 3% du PIB, mais également par la déstructuration de l’économie du pays assurée, aujourd’hui non pas par des activités industrielles structurées et pérennes comme le prévoyait l’Accord d’association mais au fort taux de 50% par un secteur informel en fraude du fisc.

Interpellé sur ces craintes, le secrétaire d’Etat au Commerce extérieur et chef négociateur pour l’ALECA, Hichem Ben Ahmed, tout autant d’ailleurs que le ministre du Commerce, Omar El Béhi, les ont banalisées et les ont justifiées par des raisons idéologiques, c’est-à-dire par des prises de position gauchisante hostiles à la mondialisation et à l’économie du marché. Qu’en pensez-vous ?

Bien que je sois un partisan convaincu de l’économie de marché, je voudrais dire aux premiers responsables du département stratégique du Commerce que les Européens ne se seraient jamais aventurés à nous “proposer” cet accord que pour des raisons hautement idéologiques.

Est-il besoin de leur rappeler que l’Aleca n’est qu’une sous-composante «du nouvel ordre marchand» auquel contribue la Commission européenne, voire une issue de secours pour les entreprises européennes qui ne pourraient pas tenir la concurrence internationale dans le cadre de cette nouvelle déferlante libre-échangiste. Il s’agit en quelque sorte d’assurer les arrières des entreprises fragiles.

Est-il indispensable également de leur remettre à l’esprit que la Commission européenne est impliquée dans d’importants chantiers de libre-échange. Parmi ceux-ci, figurent le Grand marché transatlantique (GMT) négocié avec les Etats Unis, accord qui risque d’être phagocyté par le protectionnisme de l’actuel président américain Donal Trump.

Il y a aussi l’Accord économique et commercial global (CETA) négocié et signé en septembre 2014 avec le Canada, l’Accord sur le commerce des services (ACS) discuté dans le secret avec une cinquantaine d’Etats et l’Accord de partenariat transpacifique (APT).

C’est pourquoi, en prévision de cette nouvelle vague de libéralisation des échanges qui consacrerait le diktat des multinationales et la fin des souverainetés nationales, l’Union européenne met la pression sur la Tunisie avec la complicité de cinquièmes colonnes (gouvernement et lobbys) pour accélérer les négociations et mettre le pays devant le fait accompli.

Voudriez-vous nous éclairer davantage sur cette pression européenne sur la Tunisie ? Plus exactement, à travers quels actes, quelles initiatives, quelles références, cette pression est perceptible ?

Effectivement, depuis quelque temps, l’Union européenne est en train d’exercer une forte pression sur le gouvernement tunisien. L’objectif est de lui faire avaler la pilule (signature de l’accord) tant qu’il est fragile et en pleine crise multiforme. C’est dans cette perspective, me semble-t-il, que la Tunisie a été classée, en l’espace de deux mois (décembre 2017-début février 2018), “paradis fiscal“ et surtout “pays fortement exposé au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme”.

Pourtant, ce dernier classement n’est pas du ressort de l’Union européenne mais de celui du Groupe d’action financière internationale (GAFI), organisme intergouvernemental spécialisé dans la lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et les autres menaces liées à l’intégrité du système financier international. Il me paraît que l’UE n’ait parrainé ce classement que pour mettre à genoux la Tunisie.

Cette pression européenne est également perceptible à travers la tendance de l’ambassadeur et chef de la Délégation de l’UE à Tunis, Patrice Bergamini. Ce dernier ne rate aucun séminaire sans déclarer que si la Tunisie ne saisit pas “cette fenêtre d’opportunités” (Aleca) et la substantielle aide financière qui l’accompagnera, elle risque de rencontrer, ultérieurement, d’énormes difficultés pour en disposer. Car selon lui, l’Union européenne pourrait, dans un proche avenir, se préoccuper en priorité d’autres marchés plus rémunérateurs tels que la reconstruction de pays comme la Syrie, la Libye et l’Irak.

D’un point de vue éthique, ce type de chantage qui a des relents de menaces est déplorable de la part d’un groupement qui prétend vouer une amitié stratégique pour la Tunisie.

A vous entendre parler, vous donnez l’impression que cet accord n’est pas de votre goût. Voudriez-vous nous expliquer les raisons ?

Effectivement, cet accord me dérange à plus d’un titre. Je me contenterai d’évoquer deux raisons principales.

Premièrement, par expérience, je n’aime pas les accords multilatéraux car ils génèrent le plus souvent des résultats asymétriques au détriment des pays les plus faibles.

Deuxièmement, cet accord est négocié par le gouvernement tunisien dans l’opacité la plus totale sans la prise en considération effective des intérêts pérennes et stratégiques et du pays et des secteurs concernés. Tout se passe comme si les négociateurs tunisiens portaient des œillères.

Pis, les responsables qui signeront cet accord vont disparaître, un jour ou l’autre. C’est le cas de Ben Ali qui a signé l’Accord d’association de 1995 et qui a fui le pays dans les conditions qu’on connaît. Après son départ c’est tout le pays qui souffre, aujourd’hui, des conséquences de cet accord. Au nombre de ces conséquences, figure la déstructuration de l’industrie.

Pour ne citer qu’un exemple, celui du textile dont la majorité des entreprises a pourtant bénéficié des soi-disant Programmes de mise à niveau dans un premier temps et du Programme de modernisation dans un deuxième temps. Ce secteur ne fournit, aujourd’hui, qu’une seule pièce sur cinq écoulées sur le marché national. Autrement dit, ce secteur est toujours incapable d’habiller les Tunisiens dont plus de 60% s’habillent chez les fripiers.

Cela pour dire que les Européens, par le truchement de leurs accords de libre-échange (ZLE, Aleca, Open sky…) ne cherchent pas à nous aider à intégrer notre économie et à créer de la valeur mais exclusivement à nous vendre leurs produits et à nous empêcher de produire par nos propres capacités.

Au final, je pense que le gouvernement actuel, en optant pour la même devise que Ben Ali, en l’occurrence “silence, on négocie pour vous”, va emprunter le même chemin et hypothéquer davantage les intérêts des futures générations…

Si on croit le chef négociateur pour l’ALECA, Hichem Ben Ahmed, la Tunisie aurait obtenu des assurances pour garantir la réciprocité de la mobilité des professionnels européens et tunisiens concernés par l’Aleca. C’est a priori un acquis. Quelle est votre opinion sur cette question ?

Je tiens à rappeler tout d’abord que l’Aleca est une offre européenne. Sur cette base, c’est la Tunisie qui doit poser, en principe, ses conditions et non le contraire. C’est pourquoi, dire que la Tunisie aurait obtenu des garanties pour la mobilité des professionnels des deux parties est une aberration.

La Tunisie, pour peu qu’elle négocie bien cet accord, est en mesure d’obtenir la garantie de la mobilité pour tous les Tunisiens dans le cadre d’une stratégie d’émigration organisée en amont. Il s’agit de proposer aux Européen une liste des travailleurs qualifiés qui répondent aux besoins du Vieux Continent en matière de main-d’œuvre. Ces besoins sont estimés actuellement à 2 millions dans toutes les spécialités. La Tunisie peut ainsi placer au moins une grande partie de ses 200 mille diplômés sans emploi, moyennant une formation professionnelle accélérée pour s’adapter aux profils demandés.

Seulement, on n’est pas dans ce cas de figure idéal pour la Tunisie, et ce pour une bonne raison : la mobilité ne relève pas de la Commission européenne en charge du dossier exclusif des échanges économiques. La mobilité relève des accords de Schengen (contrôle des frontières européennes).

Conséquence : il faut que l’Union européenne présente une offre-package comprenant à la fois des objectifs d’échange économique mais aussi des assurances sécuritaires de mobilité.

Cela dit, on ne le répétera jamais assez : l’Aleca est une offre européenne, c’est aux Tunisiens de poser leurs conditions.

Que craignez-vous le plus dans cet accord ?

J’ai peur que la polémique que suscitent actuellement les négociations de cet accord dans leur mouture actuelle risque d’évoluer vers une crise politique majeure. Car, loin de nous toute tendance à jouer avec les mots, cet accord va consacrer une nouvelle annexion de l’économie tunisienne à l’Europe et va poser un jour ou l’autre un problème de souveraineté nationale.

La question qui se pose dès lors est de savoir pourquoi la Tunisie, qui a consenti d’énormes sacrifices pour accéder à l’indépendance et à chasser par le truchement de la nationalisation des terres des agriculteurs français, maltais et italiens pourtant bien intégrés dans le tissu économique du pays, pour tout faire, 60 ans après,  s’évertuerait à les faire revenir par le biais de l’Aleca moyennant en plus de substantielles incitations fiscales et financières prévues par la loi sur l’investissement. Il y a là un problème d’incohérence que je n’arrive pas à comprendre.

Propos recueillis par Abou SARRA