Ils étaient quelques cadres tunisiens à l’aube de l’indépendance à assumer la lourde –mais exaltante-tâche de bâtir les institutions politiques et économiques d’un Etat moderne. Il comptait parmi les rares ingénieurs de l’époque formés dans les écoles françaises, salués comme “ayant une haute idée de leur mission et une perception claire de leur rôle stratégique dans le développement de la Tunisie“. Mokhtar Laatiri était dans le peloton de tête. Son empreinte a marqué les esprits. Ses pairs atugéens lui ont rendu un vibrant hommage, en commémorant le dixième anniversaire de sa disparition.

C’est une figure glorieuse, de la Tunisie de l’indépendance parce qu’il a participé à configurer sa physionomie, étant derrière les plus grands projets et autres ouvrages d’art. Les aéroports internationaux de Tunis-Carthage, avec sa tour de contrôle à coffrage glissant, une prouesse technique et économique, c’est lui. Ceux de Monastir, de Djerba conçu comme un Menzel local avec ses coupoles et son patio, c’est lui. Le port industriel de Gabès, c’est aussi son œuvre. De même que les ports de pêche de Mahdia et de Tabarka, ainsi que le port commercial de Radès, portent son empreinte. Pareil pour la vallée de la Medjerda et son ensemble de barrages électriques. C’est également le complexe touristique intégrée de port El Kantaoui, la station de Yasmine Hammamet, la mosquée du campus universitaire d’El Manar avec son minaret en colimaçon, ainsi que la salle Omnisports de Radès et la mosquée de Carthage Malek Ibn Anas.

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Il a été à la fois Haussman, Eiffel et De Lesseps pour la Tunisie. Et ses pairs atugéens racontent, avec délectation, comment il a eu ce coup de génie de dessiner -à l’aide de son marker rouge- le tracé de la voie X, à la fin des années 60. C’était, disait-il, la ceinture de commutation, qu’il faut réserver au Grand Tunis. A l’époque l’on ne parlait pas encore de périphérique mais de rocade. En bonne logique, elle devrait porter son nom.

Né sous bonne étoile

A sa naissance, il n’y avait pas de fée pour se pencher sur son berceau. Mais Euclide, patron de la géométrie, ou Euler, dieu de l’algèbre, ont fait le nécessaire. Natif de Hammam-Sousse, Mokhtar Laatiri aura le privilège d’avoir un QI élevé et la bosse des maths. Cela le conduira à Louis Le Grand, puis à X Paris (Ecole Polytechnique)* dont il chérira sa vie durant le crédo “Gloire, Science et patrie“. Il sera le deuxième Tunisien à étudier à polytechnique; le premier étant Mohamed Ali Annabi, qui a été le premier étranger à franchir le seuil de cette prestigieuse école réservée aux cadres de l’armée française.

D’une certaine façon, au vu de leur classement à la sortie et de leur illustre carrière professionnelle, ils ont contribué à diffuser l’aura de cette prestigieuse institution. C’est Mohamed Ali Annabi qui accueillera Mokhtar Laatiri au ministère de l’Equipement où il sera à la tête de la prestigieuse “Direction des ponts et chaussées“. Il naitra entre les deux hommes une amitié quasi fusionnelle, et Mokhtar Laatiri le considère comme son précepteur intellectuel et professionnel. Et, plus tard, quand il aura quitté le ministère pour la présidence de l’ENIT, eh bien Mokhtar Laatiri baptisera, en hommage à son mentor, contre l’avis de tous, le grand amphi de l’école au nom de Mohamed Ali Annabi.

Grande figure et forte tête

Mokhtar Laatiri avait un caractère trempé. Pour construire le port de Gabès, l’Etat, manquant de ressources à l’époque, il réunit une noria de charrettes pour ramener les produits de carrière de la montagne de Dissa. Le chantier a pu démarrer et ressemblait à une fourmilière. C’était une ambiance de grand chantier chinois. Chemin faisant, l’Italie finit par concéder un prêt, imposant une entreprise italienne pour boucler le chantier. Et le relai fut ainsi assuré.

C’est à la force du poignet et à la finesse du génie qu’il menait les projets les plus audacieux qui ont donné à la Tunisie ce visage de pays en marche. A la vue de nos réalisations, Alexis Kossiguyne, qui arrivait de Libye par la route, a confié à Bourguiba venu l’accueillir à la frontière: “On croirait que c’est ici qu’il y a du pétrole“.

La personnalité affirmée de Mokhtar Laatiri ne plaisait pas beaucoup à Bourguiba et il leur arrivait d’avoir des frictions. Il m’avait confié de son vivant que Bourguiba sans le lui dire en face, s’arrangeait pour lui lancer des piques en simulant un accès de colère, et il se souvient particulièrement de celle-ci: “Quand on veut servir l’Etat, il faut ranger son orgueil au vestiaire“. Mokhtar Laatiri a été au service de l’Etat avec un dévouement sans pareil, quasi religieux.

Entre autres actes de foi, on cite “la filière A“ créée par ses soins, réservée aux meilleurs bacheliers scientifiques. Mise en place avec l’accord des autorités françaises, elle garantissait aux étudiants tunisiens un quota annuel d’une centaine de places dans les meilleures classes préparatoires, aux grandes écoles françaises. L’administration, réputée pour être ingrate, a forcé le trait avec Mokhtar Laatiri.

L’architecture, la photo et les chevaux

On le savait féru d’architecture, et les ouvrages d’art de la Tunisie ont un côté esthétique manifeste. Mais son autre hobby a été la photographie et on lui doit des photos aériennes d’ouvrages d’art qui sont des photos d’art. D’ailleurs, la photo a été à l’origine de sa “destitution“ de la Direction des ponts et chaussées au sein du ministère de l’Equipement. En septembre 1969, la Tunisie a subi des inondations catastrophiques et de nombreux ponts ont été endommagés. Mokhtar Laatiri avait pris un hélicoptère de l’armée et photographiait les dégâts causés par les pluies diluviennes qui se sont abattues sur le pays causant la rupture de nombreuses voies de communications. A l’aide des photos qu’il a prises, il a pu sensibiliser certains pays européens, dont la France et l’Italie, pour une aide de circonstance dont des ponts mobiles, ce qui a permis de rétablir la circulation sur la voie vitale, la GP1 au niveau de Sidi Bou Ali.

Cette initiative avait déplu à Bahi Ladgham, alors Premier ministre de l’époque, et l’avait ressentie comme une initiative de lèse majesté. Et c’est à la suite de cela que Bahi Ladgham l’a écarté de la Direction des ponts et chaussées. Un affront déplacé, pensent tous les atugéens qui vouent à si Mokhtar une admiration sans bornes, le surnommant, pour le taquiner, Al Kaidoum (le vétéran). Et, je crois me souvenir que ce surnom lui déplaisait beaucoup.

Un autre hobby fut son amour pour les chevaux. Il citait toujours cette réflexion d’André Breton “L’homme s’est rendu malheureux au XXème siècle parce qu’il a troqué son meilleur ami le cheval pour la voiture“. Paix à son âme et gloire à son palmarès.

*L’emblème de cette école est constitué de deux canons croisés, étant une école militaire, ce qui renvoie à la lettre X.

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