Yassine Brahim : «Nous sommes encore un pays non attractif en IDE»

Une Note d’orientation économique très controversée, proposée par le ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, alors que pour Yassine Brahim elle relève plus d’une  logique de décentralisation des décisions pour ce qui est de l’élaboration des plans du développement surtout touchant aux régions et l’adoption d’une approche consensuelle et participative axée sur la reconsidération des valeurs du travail.

La paix sociale, une législation encourageante pour les investisseurs locaux et étrangers et un leadership économique patriote et efficient, c’est ce qu’ambitionne le ministre, mais les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être et la mise en place et en œuvre d’un nouveau modèle de développement économique n’est pas une tâche aussi aisée qu’on le pense.

La Note d’orientation économique n’a pas l’approbation de nombre de composantes de la société civile et même d’un grand nombre d’opérateurs privés. Le ministre, lui, se situe dans une logique de réalisations concrètes, qu’il s’agisse d’investissements nationaux ou internationaux et de développement des régions. A-t-il les moyens de ses ambitions?

Entretien

yassine-brahim-interv-wmc-01.jpgWMC : Avant d’aborder à proprement parler la “Note d’orientation stratégique“ que vous avez soumis il y a quelques semaines au Conseil des ministres, nous voudrions avoir des précisions à propos des mégaprojets. Etes-vous seul décideur ou la décision pour ce qui est de leur attribution se prend au Premier ministère?

Yassine Brahim : Cela dépend de ce que vous désignez comme mégaprojets, parce qu’il y en a qui sont privés qui intéressent des investisseurs internationaux et d’autres publics. Pour ce qui est des grands projets publics, qu’il s’agisse d’autoroutes, hôpitaux, universités, infrastructures ou autres, ils relèvent directement des prérogatives du ministère concerné et sont programmés dans le cadre de leurs budgets respectifs. Il y en a qui se font à l’échelle nationale et d’autres qui sont régionaux.

Les mégaprojets dont on parle depuis des années ont été soumis à partir de 2005 à la présidence de la République dans le cadre de la Cellule «Grands Projets». En 2011, ils ne figuraient pas parmi nos priorités, une année après, c’est le flou qui a régné, avec une partie de ces projets qui est restée dans notre ministère et une autre que s’était attribuée la présidence du gouvernement.

Le problème concernant les mégaprojets est qu’ils ne sont pas bien définis et c’est pour cela qu’un décret a été promulgué pour en déterminer les contours et les conditions. Ce qui a permis d’améliorer certaines choses en imposant, à titre d’exemple, une commission technique lorsqu’un investisseur soumet un projet de grande envergure. Cette commission étudie en détails la faisabilité technique du projet. Elle statue également sur les entraves procédurales qui peuvent compliquer sa réalisation comme les problèmes fonciers, les autorisations ou autres.

Ensuite, il y a une autre commission Grands Projets qui, elle, évalue l’apport économique du projet, le nombre d’emplois qu’il peut créer, son apport à l’échelle commerciale pour décider s’il doit être proposé à la Commission des mégaprojets -qui fait partie de notre ministère mais qui ne prend des décisions que dans le cadre de CIM ou CMR (Conseils interministériels ou Conseils ministériels restreints). Comme dans un mégaprojet, il peut y avoir nombre d’intervenants, il est naturel que la validation se fasse au niveau de la présidence du gouvernement.

Du temps de la Troïka, on avait instauré une pratique qui ne figure pas parmi les meilleures et qui s’appelle un MOU (Mémorandum of understanding). C’est un procédé qui n’engage pas l’Etat et c’est mentionné dans le texte même s’il y a une responsabilité morale qui est engagée. En fait cela a encouragé la propagation des intermédiaires lesquels, dès qu’ils ont le MOU en mains, en usent pour faire le marketing d’un projet à l’international. Une pratique que nous avons vite fait d’écarter. D’autant plus que juridiquement ces MOU n’engagent pas l’Etat, et aujourd’hui la plupart d’entre eux ne sont plus valables. Ce qui est assez mal vu par les investisseurs qui vous sollicitent de nouveau pour le renouvellement des mémorandums d’entente initiaux.

Et donc quelle est votre porte de sortie par rapport à ces investisseurs?

En fait, nous avons estimé que nous devons décider de l’intérêt d’un projet pour notre pays dès qu’on nous le soumet. S’il est utile pour le pays, nous rentrons directement en négociations et nous discutions des meilleures conditions de réalisation au profit de notre économie. Sinon nous le réfutons dès le début. Ce qui est bien c’est que cela nous permet de gagner du temps même si nous estimons que des fois l’approche n’est pas la meilleure qui soit et que nous devrions inverser le processus pour ce qui est de l’étude des Grands projets.

Nous devons, en tant que région ou Etat, définir nos besoins et identifier nos attentes, ensuite négocier la réalisation des projets avec les investisseurs potentiels et non le contraire.

Prenons l’exemple de Taparura à Sfax. Grâce à un don de la BEI (Banque européenne d’investissement, ndlr), ils ont fait une étude et exposé leur vision du projet et son impact sur la région en mettant en place un cahier de charge clair et détaillé. Ceci permet aux candidats potentiels nationaux ou internationaux de soumettre leurs offres en sachant ce qu’on attend d’eux et quelles sont les exigences des soumissionnaires. Il n’est pas logique que quelqu’un se propose de lui-même pour dire, «je voudrais monter tel ou tel projet dans cette région ou dans ce secteur» alors que ni la région ni l’Etat n’ont précisé leurs besoins.

D’ailleurs la question qui se pose est pourquoi un individu plutôt qu’un autre? Notre démarche est donc de mettre en place notre propre conception du projet et de lancer ensuite un appel d’offres public et que le meilleur gagne.

Grâce à cette démarche, nous allons décevoir les intermédiaires. Il ne s’agit plus de signer des MOU ou d’approuver une idée, il s’agit de concret. Ceux qui veulent investir doivent prouver leur sérieux en ouvrant des comptes et en y versant des fonds. Par exemple, pour ce qui est de Tunisia Economic City intéressée par toute la zone d’Enfidha, pour nous la preuve du sérieux de l’entreprise est que l’on mette 250 millions de dollars dans un compte bancaire et mettre en place une société d’études pour le montage du projet et, ensuite, nous pourrons négocier. Nous ne fermons pas la porte mais nous n’acceptons pas tous les projets à l’aveugle non plus.

Justement à ce propos et pour revenir à la Note d’orientation économique où vous parlez d’universalité des investissements, que voulez-vous dire par universalité? Cela revient-il à dire comme en parlent beaucoup que vous êtes dans la logique de vendre la Tunisie par parcelles?

Ce que nous voulons dire est que les IDE dans notre pays représentant moins de 3% du PIB, il est à 7% au Maroc, à 10% en Malaisie et à plus dans d’autres pays. En fait, nous sommes un pays non attractif en matière d’IDE. Nous ne sommes pas les mieux placés en la matière. Les investissements industriels ne sont pas fameux, les seules industries dont nous pouvons nous prévaloir sont celles des composants automobiles et aéronautiques.

Quelles en sont les causes d’après vous?

Il y a de véritables freins à l’investissement dans le code, l’accès au marché local est assez limité. 71% du marché est soumis à des autorisations préalables ou à un cahier de charges conjugué au fait que nous sommes un petit marché qui ne représente pas un gros intérêt pour les IDE. Conjugué à cela pour ce qui est des activités orientées à l’export, il y a d’une part l’instabilité de la Libye et d’autre part des échanges assez limités avec l’Algérie que nous espérons développer en concertation avec nos homologues algériens.

Il faut comprendre que les investisseurs étrangers réfléchissent zone, ils veulent produire et exporter vers d’autres sites. Nous sommes une économie compétitive parce que nous avons une main-d’œuvre qualifiée et que les coûts de production chez nous ne sont pas élevés ce qu’on appelle une «low cost economy» alors que nous avons les moyens nécessaires pour être un hub économique au vu de notre positionnement géographique, notre accessibilité et nos compétences. Nous commençons à l’être. La démarche que nous avons eue avec Peugeot que nous étions réellement compétitifs parce que 35% de la voiture était fabriqué en Tunisie. Durant ces 6 derniers mois, Peugeot a augmenté ses commandes de 67 millions d’euros chez les équipementiers tunisiens. Et donc quelque part, nous avons des industries qui sont en train de se développer dans notre pays.

Cela n’a pas empêché Peugeot d’implanter son usine au Maroc!

Elle s’est implantée au Maroc parce qu’elle a peut-être trouvé plus d’incitations ainsi qu’une logistique que nous n’avons pas à ce jour, comme le port. Mais ils ont promis d’élever le volume de leurs commandes en Tunisie, 100 millions d’euros de commandes en plus, cela crée de l’emploi.

Ce que nous ambitionnons pour ce qui est des IDE est de passer de 10 milliards de dinars ces 5 dernières années à 18 milliards de dinars d’ici 2020, et ça restera toujours un pourcentage qui ne dépassera pas les 4%, donc c’est assez modeste par rapport aux pays concurrents.

Comment comptez-vous créer des richesses dans ce cas, en comptant sur les locaux?

Effectivement, nous estimons que la relance des investissements doit se faire par les Tunisiens, c’est grâce à eux que notre économie tient à ce jour. Et en c’est vers eux que le code d’investissements est orienté. Cette année, nous avons observé un recul, une diminution des importations des biens d’équipements et ce n’est pas un bon signe. Le ministère du Commerce est en train d’avancer pour donner des autorisations d’implantation de grands supermarchés, ce qui permettra également d’employer des diplômés et de dynamiser la consommation.

Peut-on construire une économie en encourageant les services et en négligeant l’industrie?

Un hypermarché est un moyen de lutter contre le commerce parallèle pour le développement d’une économie plus organisée et formelle et encourager la progression de certaines industries dans notre pays. La production nationale augmentant, nous pouvons ambitionner une amélioration de la qualité des produits et la baisse des prix. Pour nous, ce qui est plus important, c’est de freiner le renforcement du marché parallèle monopolisé par un nombre réduit de grossistes. Les petits commerçants en souffrent et n’ont plus les moyens de résister à l’amplification du commerce parallèle.

Là le ministère du Commerce planche sur un plan pour le déploiement des hypermarchés sur la cote mais surtout dans les zones intérieures du pays.

Passer d’ici 5 ans de 10 à 18 milliards de dinars d’IDE et de 37 à 62 milliards de dinars d’investissements tunisiens, comment comptez-vous y arriver? Quelles sont les incitations à l’investissement prévues dans le nouveau code ? Pensez-vous pouvoir dans le même temps faire en sorte que l’administration devienne plus souple et plus réactive, que la corruption qui s’est considérablement décuplée ces dernières années diminue et que les procédures légales deviennent plus simples ? Et Yassine Brahim compte-t-il prendre son bâton de pèlerin pour démarcher le site Tunisie?

yassine-brahim-interv-wmc-02.jpgEn fait, le bâton de pèlerin, c’est tout le gouvernement qui va le prendre pour relancer les investissements dans notre pays. Les investissements, nous comptons quand même passer de 30 milliards de dinarsà 45 milliards de dinars pour ce qui est du public, et nous ambitionnons 25 milliards de dinars de plus pour le privé sans pour autant négliger les investissements étrangers.

Pour ce qui est des écueils que vous venez d’évoquer dont la bureaucratie en rapport avec les autorisations, la coordination entre les ministères, les procédures compliquées, le manque de vision stratégique sur le foncier. Beaucoup de projets en dépendent et ce sont les régions qui sont concernées en premier lieu et il y a tout un système à revoir.

Evidemment, le gouvernement a une responsabilité, c’est l’exécutif et il doit donner l’exemple. Sur la corruption, nous ne sommes pas en train de répondre aux attentes des citoyens, bien qu’à chaque fois que nous réagissons avec rigueur par rapport aux mauvaises pratiques, l’opinion publique est ravie. Le peuple attend que le gouvernement combatte la corruption. Il faut des campagnes de sensibilisation et aussi des mesures dissuasives que nous devons prendre. Pour qu’il y ait un corrompu, il faut qu’il y ait un corrupteur. Nous nous engagerons dans la bataille anticorruption en coupant l’herbe sous les pieds des profiteurs de la complexité des lois par la simplification de la réglementation.

Dans le nouveau code, nous recommandons la mise en place d’une agence d’investissements qui sera le seul vis-à-vis de l’investisseur. Elle évitera que l’investisseur fasse le parcours du combattant et centralisera toutes les procédures. C’est à l’image du guichet unique en plus élaboré, plus autonome et dotée du pouvoir de décision. L’Agence regroupera les cadres les plus compétents et les plus aptes à interagir avec un investisseur pour la finalisation de toutes les formalités.

L’Etat a pour rôle de réguler et de contrôler. Il faut qu’il y ait des garde-fous. C’est bien d’aider les investisseurs mais il faut qu’ils réalisent leurs projets et respectent leurs engagements.

Il y a également le problème de la justice, pour les étrangers, les juges tunisiens étaient avant le 14 janvier partiaux et soutenaient les Tunisiens quoiqu’il arrive, ce qui ne les rassurait pas. Aujourd’hui, ce sont les Tunisiens eux-mêmes qui se plaignent de la partialité de la justice et de la non-application de décisions judiciaires dans certains litiges entre opérateurs. Comment encourager l’investissement dans un Etat de non droit? En avez-vous discuté avec le ministre de la Justice?

C’est un processus presque constitutionnel. Il y a le cas du Conseil constitutionnel de la magistrature qui pose problème, il y a la Cour constitutionnelle qu’on est en train de discuter aujourd’hui. Au Parlement les débats sont assez virulents à ce sujet.

Il est clair que sans un Etat de droit, on ne peut pas ambitionner la relance de l’économie. La confiance entre l’entrepreneur et le juge est déterminante. Mais nous sommes dans la réforme d’un pouvoir qui doit être indépendant. Il ne faut pas que les juges soient à la merci de l’exécutif. Il y a un système qui doit être bien coordonné.

Quand est-ce que, d’après vous, les lois pouvant dynamiser les investissements et l’économie seront adoptées par l’Assemblée ?

Pour la loi sur le PPP, elle comportait des lacunes, elle a été récupérée par le gouvernement pour clarifier certains points et nous l’avons de nouveau soumise à l’Assemblée. Elle devrait être adoptée au plus tôt.

Quant à l’article 13 sur l’exploitation des ressources naturelles, eh bien, il comprenait un flou, la loi sur les énergies renouvelables a été adoptée, le renouvellement des permis d’exploitation des gisements énergétiques a été autorisé par le gouvernement en attendant une nouvelle lecture, une version finale et explicative de l’article 13.

A un certain moment, les politiques doivent oser assumer leurs responsabilités et prendre les décisions qui servent au mieux les intérêts du pays. Le tableau n’est pas si noir que ça. En 2015, les investissements tunisiens se sont élevés à 8 milliards de dinars, cela prouve que nos concitoyens croient en leur pays.