Reportage : Kasserine, une région aux énormes potentialités inexploitées!

Sur la route reliant Sbiba à Sbeïtla, les marchands de pommes envahissent la  route. Entre la route de Kasserine à Thala, les marchands de figues de Barbarie sont de plus en plus des femmes accompagnées de leurs enfants. A Zelfène, elles se lèvent aux aurores pour la cueillette de «Soltane El Ghalla».

Balade dans la région de Kasserine qui, avec ses tissages, ses marbres, son patrimoine archéologique et ses produits agricoles, regorge de trésors sous exploités et valorisés.

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C’est à la faveur d’un long week-end dans la région de Kasserine que l’on découvre en profondeur le potentiel inexploité du second plus grand gouvernorat de Tunisie en termes de superficie, du plus riche en termes de vestiges historiques (75% des sites archéologiques) et de forêts (1/3 s’y trouvent). La liste peut s’allonger si l’on pense richesses naturelles, ressources humaines, histoire…

Répéter que la région est défavorisée, marginalisée, sous-valorisée, oubliée du développement est un malheureux euphémisme. Dans la vie de tous les jours, cela se convertit en souffrances, désespoirs, refuge dans l’alcool, la drogue et l’extrémisme religieux et le développement d’une économie de frontières basée sur la contrebande. Les gens sont las et une grande partie de la jeunesse, désenchantée, passe de la colère à une forme de mélancolie qui finit en fatalisme béant.

A 7h000, les femmes remplissent les camions pour aller travailler, alors que beaucoup d’hommes sont déjà dans les cafés. «Nous ne voyons l’Etat ici qu’à travers El Hakem, au travers de sa présence massive souvent agressive et conflictuelle et oh combien permissive quand il s’agit de contrebandiers qui filent à plus de 120 km sur une route à peine goudronnée», expliqueun jeune diplômé au chômage depuis 8 ans.

Dans un café à Haidra, un quadragénaire qui en paraît 15 ans de plus m’accoste: «Vous voulez savoir ce que nous avons gagné de ce patrimoine qui dort? Rien! Nos terres sont bloquées. Nous ne pouvons-nous étendre, ni exploiter un patrimoine aussi énorme. Ce sont ceux qui amènent les touristes tunisiens et étrangers à Sbeïtla et Kasserine qui les empêchent de venir jusqu’à nous». Oubliant ou faisant semblant d’oublier que dans le village il n’y a même pas une banque, une station d’essence et encore moins un hôtel! Oubliant ou ne sachant pas que les touristes ne viennent quasiment plus dans ce gouvernorat ni ailleurs.

Leila B est, elle aussi, au café. Elle accompagne un parent pour une mission professionnelle. Elle raconte son périple sur sa page Facebook: «Je découvre ce site avec ses champs de ruines, ses allées pavées qui ont résisté à toutes les intempéries et qui survivront au temps. Quel spectacle! C’est là où je me rends compte que nous sommes issus de ces ancêtres berbères, puniques, romains, arabes, turcs… Mais j’ai de la peine à voir comment on nous traite, nous les touristes tunisiens, quand nous visitons notre propre pays. Je ne peux m’empêcher de penser aux touristes et aux difficultés quand ils ne peuvent pas trouver ne serait-ce qu’une toilette décente! Bon sang, comment peut-on interpeler un citoyen parce qu’il prend une photo!».

Opératrice dans le tourisme et aujourd’hui à la retraite, la dame se souvient: «En 1970 quand nous sommes partis travailler à Sbeïtla mon mari et moi pour promouvoir le tourisme dans la région. A l’époque, je voyais des bus débarquer à l’hôtel Sufetula pour déjeuner ou pour passer une nuit. Il y a 40 ans, nous croyions en l’avenir et l’Etat ouvrait des établissements touristiques sur un circuit culturel évident, mais ce tourisme-là a dérapé. Nous n’avons pas suivi l’évolution rapide des transports, de la télécommunication, du tourisme, etc. Aujourd’hui, nous pouvons et devons tout restructurer. Si les gens qui travaillent dans ce domaine ne changent pas leurs approches et méthodes de travail, aucun ministre ne le fera pour eux! C’est aussi à nous de faire en sorte que les populations de Haidra ne nous perçoivent plus comme des intrus mais qu’ils nous reçoivent les bras ouverts!».

Tension…

Pour le moment, le contact reste assez difficile et une certaine tension est même plus que palpable dans le contact avec les populations locales qui ont été approchées par des centaines d’associations, d’ONG et de partis politiques au lendemain du 14 janvier 2011.

Assaillis de sollicitations et noyées par les promesses non tenues, ils sont tragiquement désabusés.

A Haidra, la gare construite par les Français dans un joli style romain est murée, et le musée, en chantier dans l’ancien entrepôt colonial de la douane, tarde à ouvrir. Ici, le temps s’est arrêté et il fait dur d’y passer l’été comme l’hiver.

Sur la route, la pluie a apporté quelques pièces anciennes que des âmes esseulées tentent de vendre. Notre quadragénaire du café n’attend plus rien de l’Etat de la révolution, des autorités locales, des politiques, ni même de la vie… Son seul souhait est de voir sa fille finir ses études de Médecine à Monastir pour surtout ne pas revenir à son village!

Sur le chemin du retour, nous faisons un détour par la route de Sbiba. Ici, les pommes se vendent au 1/3 du prix affiché de Tunis. La récolte de cette année est très mauvaise et les agriculteurs sont désespérés: «J’ai dépensé entre 10 et 15 mille dinars pour n’en récupérer que deux ou trois, mille. L’hiver sera rude!», nous dit un marchand sur la route.

En goutant ce produit au goût exquis, on ne peut s’empêcher de penser à siroter un jus de pommes frais, à acheter des chips de pommes ou encore des confitures. Rien! Il n’y a aucune transformation dans les parages.

La promesse de la Banque mondiale…

Sur la toile, l’experte auprès de la Banque mondiale, Aziza Dargouth, se souvient et répond: «Sbiba est sur un couloir de grêles. Une année, le kilogramme de pommes stockées dans les garages est descendu à 100 millimes. Les agriculteurs en pleuraient. Il y a 20 ans, c’est la Banque mondiale qui a décidé que la région sera une zone pilote de pommes et n’a pas voulu intégrer la transformation. Pourtant, des projets ont bel et bien été présentés: chips de pommes, alcool de pommes, confitures (à Sidi Bouzid dans les usines de transformation de tomates). Rien! Que voulez-vous que cela donne quand on réfléchit production sans valorisation du territoire!».

Il est aussi inutile de chercher une production locale artisanale. «Nous n’avons pas l’habitude des confitures», me répond le guide qui m’accompagne durant ce périple: «Pourquoi et pour qui voulez-vous qu’on produise artisanalement de la confiture? Il n’y a personne pour l’acheter ni la manger!». Rien qu’à l’idée de la proposer aux milliers de passants qui s’arrêtent dans les restaurants-bouchers de grillades d’agneau lui semble bizarre. Pourtant, comme toutes les routes à fort passage, la route de Sbeïtla à Kasserine est remplie de bouchers-restaurateurs qui, malgré la crise, sont assez contents. Avec le pic des passages des Algériens, certains commerces servent 500 repas à 22 DT le kilo de viande. Ouvert de 10h00 à 4h00 du matin, ils mettent des balançoires pour les enfants, innovent dans la décoration et les jeux de lumières et pourraient proposer des pots de confiture aux pommes avant de s’empresser à El Kantaoui (Sousse) piquer une tête dans la mer ou profiter d’une soirée musicale et dansante.

Le PAMPAT, une opportunité…

Toujours sur la route de Kasserine à Thala, les pommes laissent la place aux figues de barbarie. Dans les journaux et autres salons et workshops, les principaux intervenants sont conscients que cette filière agroindustrielle est une des plus prometteuses. Le figuier de barbarie offre de multiples opportunités de développement de nouveaux produits dans l’alimentaire, la cosmétologie, la pharmacopée…

La filière est même inscrite dans le cadre du «Projet d’accès aux marchés de produits agroalimentaires et de terroir» (PAMPAT).

Financé par le secrétariat d’État à l’Economie de la Confédération suisse (SECO) et exécuté par l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI), en collaboration avec les ministères tunisiens de l’Industrie et le de l’Agriculture, le PAMPAT vise à améliorer la performance, l’accès aux marchés et les conditions socioéconomiques des filières de la harissa, de la figue de barbarie et de la figue de Djebba.

A ce jour, le programme, qui a débuté en septembre 2013, a créé une SMSA de 13 agriculteurs, un groupement de développement agricole de 48 femmes et a entamé la certification de 1500 ha de figues de barbarie bio. Depuis 2014 plusieurs essais d’entreposage frigorifiques sont menés et une assistance technique et financière est donnée à 5 entreprises pour la cosmétologie.

Vivement une nouvelle politique agricole…

En attendant de changer de politique agricole nationale du pays et d’encourager les premières transformations pour créer de la valeur ajoutée directement chez l’exploitant agricole, les femmes continuent de vendre sur les routes le kilogramme, au détail, à 200 millimes et la caisse entière de figues pour moins que rien!

Au terme de ce périple, on ne peut que rester pantois devant tout ce potentiel gâché et ce patrimoine ignoré. Le musée de Sbeïtla est fermé et le site archéologique (même pas éclairé par mesure de sécurité) a enregistré à peine quelques dizaines d’entrées. A l’hôtel Sufetula, seul 3 étoiles pour l’ensemble de la région, il n’y a presque pas eu de touristes de toute l’année!

Pendant ce temps, la jeune artisane, Ilhem, à El Bazaa, produit un magnifique tapis en deux mois et gagne 250 dinars tunisiens quand il est terminé.

Pendant ce temps, la énième stratégie de développement de la région mûrit ou moisit.