Une erreur stratégique

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TRIBUNE François Heisbourg, spécialiste en géopolitique, conseiller spécial de la Fondation pour la recherche stratégique, estime qu’une éventuelle action française dans l’imbroglio syrien serait aussi inutile que contre-productive.

A première vue, quoi de plus naturel que la conduite d’opérations militaires contre Daech en Syrie ? Les jihadistes sont une menace directe et croissante contre notre pays et ses habitants. Frapper les responsables de l’Etat islamique, détruire les lieux d’entraînement des «touristes du jihad» français en Syrie : voilà des actions légitimes tant du point de vue de nos intérêts que de nos valeurs. De surcroît, nous bombardons régulièrement Daech en Irak et nous y armons et conseillons leurs adversaires sur le terrain. De fait, l’analyste responsable ne devrait trouver rien à redire aux opérations passées, présentes ou futures de nos services de renseignement et de nos forces spéciales visant, en Syrie comme ailleurs, les auteurs du terrorisme agissant contre notre pays. Des vols de reconnaissance dans le ciel syrien par drones ou avions de combat en seraient le complément naturel. Mais les opérations de bombardement en Syrie désormais envisagées par la France seraient une erreur stratégique. En effet, Daech n’est pas seulement un groupe de barbares opérant dans un vide politique. Si le prétendu «califat» contrôle depuis plus d’un an la moitié environ du territoire syrien et le tiers de l’Irak, c’est d’abord parce qu’il est parvenu à incarner les intérêts réels ou supposés d’une large fraction des sunnites de ces deux pays. Ainsi Daech ne passe pas simplement son temps à décapiter, noyer ou brûler ses ennemis, à détruire les vestiges de l’antiquité, à humilier les femmes et à réduire les non-musulmans à la dhimmitude. Il a aussi veillé à remettre sur pied les administrations locales et services publics dans des villes comme Mossoul (avec plus de 2 millions d’habitants) ou Raqqa, naguère laissés à l’abandon ou démantelés sous le régime de Nouri al-Maliki en Irak et de Bachar al-Assad en Syrie. L’outil aérien n’est pas en soi de nature à fournir une réponse à ce qui est d’abord un immense défi politique. Cette remarque ne vaut pas condamnation si ce mode d’intervention fonctionne en synergie avec d’autres moyens d’action visant, eux, à détourner les populations sunnites de Daech. Tel pourrait être le cas en Irak, où les frappes aériennes occidentales ont contenu l’irruption de Daech, permis aux Kurdes et aux chiites de tenir le terrain et surtout facilité l’éviction du très antisunnite Nouri al-Maliki, dans un pays où les sunnites arabes sont par ailleurs minoritaires. Rien de tel en Syrie. Les sunnites y représentent les deux tiers de la population. Loin d’affaiblir l’emprise de Daech sur une grande partie de cette communauté, les bombardements américains, canadiens et de pays arabes du Golfe qui se déroulent depuis la fin de l’année dernière ont contribué à renforcer le «califat», comme en atteste la chute de Palmyre. Des «dommages collatéraux» aux dépens du Front al-Nusra, filiale jihadiste d’Al-Qaeda en lutte contre Daech, ont contribué à cette dynamique. Surtout, du point de vue des populations concernées, il est difficile de ne pas croire à la collusion des forces de la coalition anti-Daech et de l’armée de l’air de Bachar al-Assad, qui frappent les mêmes villes, perception aggravée par les dégâts abominables que causent parmi les civils les bidons d’explosifs de l’aviation de Damas. Les Américains répètent à l’envi et à juste titre que cette collusion n’existe pas, et les Occidentaux rappellent à bon droit que Bachar ménage volontiers Daech : pour le citadin se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment, ces arguments sont couverts par le fracas des bombes lancées par les avions des uns et des autres. Cette situation est aggravée par l’intervention de la Turquie. Le président Erdogan, tout à sa volonté d’effacer le résultat peu flatteur des récentes élections législatives, s’est lancé dans une stratégie de la tension, rallumant la guerre avec le PKK kurde. Il affiche son ralliement à la coalition anti-Daech pour mieux pouvoir intervenir contre les adversaires kurdes de Daech en Syrie… La France avait jusqu’à présent choisi avec sagesse de ne pas se plonger dans cet imbroglio. Certes, il est aisé de comprendre que le gouvernement veuille montrer qu’il en fait toujours plus pour lutter contre le jihadisme alors que la menace ne cesse de s’aggraver. Les bombardements aériens sont tentants, car faciles à décider et à mettre en œuvre, et se prêtant admirablement à la mise en scène médiatique. En Syrie, ils ne concourront pas à l’objectif politique visé. Mieux vaut mettre l’accent sur le renforcement progressif des moyens de la DGSI et le recours aux services et aux forces spéciales contre les «touristes du jihad» en Syrie : ce sera moins spectaculaire mais probablement plus efficace. Par ailleurs, de tels moyens ne nourriraient pas le soupçon que la France, en envoyant ses bombardiers, voudrait faire oublier qu’elle accueille jusqu’à présent fort peu de réfugiés de guerre en provenance de Syrie.

 

AFP