Slim Chaker : « En Tunisie, il n’y a pas d’éducation, il y a du bourrage de crâne» (Partie II)

Le développement économique ne peut se faire sans une refonte de l’éducation. Dans la deuxième partie de l’interview qui nous a été accordée par Slim Chaker (lire ici la 1ère partie), nous abordons cet axe et l’impact d’un enseignement de qualité sur la dynamique socio-économique. .

tunisie-slim-chaker-nidaa-tounes-commission.jpgWMC : Il y a une problématique importante: le système d’éducation et ses conséquences sur l’économie.

Slim Chaker : Aujourd’hui il n’y a pas d’éducation, il y a du bourrage de crâne. Nos élèves diplômés des écoles supérieures filières scientifiques sont forts soit en mathématiques, soit en physique mais sont dépourvus de culture générale; ils ne connaissent pas l’histoire de leur pays et ignorent tout ce qui se rapporte aux sciences sociales.

Il faut que le système éducatif passe du quantitatif au qualitatif. Il faut absolument que le système permette de produire des citoyens et non des ordinateurs ou des robots. Il faut que le système de formation évolue et ne soit pas perçu comme une voie de garage pour ceux et celles qui n’ont pas réussi les filières longues.

C’est le système allemand…

Absolument. Il faut qu’il y ait des passerelles entre les longues filières et celles de la formation professionnelle. Une personne qui choisit la formation professionnelle parce qu’elle est douée doit pouvoir ensuite pouvoir faire un master dans la spécialité qui l’intéresse, surtout quand elle a les conditions requises. Aujourd’hui, c’est impossible, c’est une aberration!

Il faut que le système d’éducation prépare également le Tunisien à la démocratie et la citoyenneté. Il faut qu’il soit le cadre où on met en place toutes les règles qui permettent aux jeunes d’assimiler comme il se doit les règles démocratiques, de saisir le sens de l’Etat, de comprendre ce que c’est que d’être patriote et d’accepter de se retrouver autour d’une table avec des personnes qui peuvent avoir des opinions et des idéologies différentes et qui sont en droit de les exprimer en toute liberté.

La démocratie exige un long apprentissage et ceux ou celles qui croient que nous sommes une démocratie parce que nous avons réussi l’organisation des élections il y a quelques semaines se trompent lourdement. La démocratie est un processus qui se construit au fil des ans et cela nous prendra au moins 20 ans. Pareil pour l’éducation et le reste. Il faut semer les graines du changement profond de la société tunisienne et attendre d’en récolter les fruits.

Vous oserez-vous démarrer tous ces chantiers d’un seul coup?

Bien sûr que oui, sinon, nous n’aurions pas respecté nos engagements auprès de nos électeurs et il leur reviendrait alors de nous sanctionner par les urnes s’ils réalisent que nous n’avons pas été à la hauteur de nos engagements.

Il y a un problème très grave dans les régions: celui du rétablissement de la confiance. A chaque fois que nous nous adressons à elles, on rétorque, les discours nous en avons beaucoup entendus, les réalisations, nous ne les voyons pas du tout. Comment comptez-vous regagner leur confiance?

Premièrement, il y a le programme du parti et il est disponible sur le Net, il leur accorde une grande importance. Ensuite, il faut désigner des personnes compétentes et crédibles à la tête des départements ministériels pour que nos concitoyens puissent juger à travers les cursus et les parcours professionnels des ministres s’ils ont la capacité pour gérer au mieux les affaires du pays et respecter leurs engagements ou non. Si le prochain gouvernement sera composé de personnes de cette trempe, nous pouvons considérer que c’est le premier pas vers le succès escompté.

Ceux qui connaissent bien l’Etat peuvent mesurer la consistance et l’efficience des membres du gouvernement à la lecture des noms. Lorsque personnellement j’ai vu la formation du gouvernement Jebali, j’ai tout de suite compris qu’il n’ira pas loin.

Je suis de formation statistique et économique et qu’est-ce qu’on nous apprend dans cette discipline? Qu’il y a des indicateurs précurseurs grâce auxquels nous pouvons anticiper ce qui peut se passer dans les mois à venir.

Prenons l’exemple de ceux qui travaillent dans la confection. A la question “combien de pièces dois-je préparer pour l’exportation?“, la réponse peut être : “on ne sait pas“. Si ce n’est qu’en allant voir les trois ou 4 fabricants d’étiquettes en Tunisie et en découvrant ce qu’ils ont comme commande, nous pouvons savoir ce dont le marché à l’international a besoin. Il en est ainsi de ceux qui connaissent et comprennent le fonctionnement de l’Etat. Il suffit pour eux de voir de qui et comment est constitué un gouvernement pour savoir s’il peut réussir ou échouer pour la simple raison que le fait même de voir des personnes parachutées qui n’ont jamais rien géré de leur vie à la tête d’un département ministériel est annonceur d’échec.

Vous pensez que le chef du gouvernement en charge de choisir les compétences idoines ira dans le sens de la personne qu’il faut à la place qu’il faut sans aucune autre considération?

Rien qu’à voir le profil d’Habib Essid, nous pouvons déduire qu’il prendra en considération les éléments que j’ai cités plus haut. Lui-même a passé presque toute sa vie dans les rouages de l’Etat et du service public.

Les considérations partisanes ou d’allégeance n’auront pas voix au chapitre d’après vous? Est-ce la compétence et la capacité à gérer la prochaine étape, et qui ne sera pas facile, seront déterminants pour lui?

J’espère qu’il prendra ces facteurs en considération. De toutes les manières, ce que je sais c’est qu’il est à la quête de jeunes compétences qualifiées et déterminées. Maintenant, c’est à lui de former une équipe capable de redresser la situation socioéconomique de la Tunisie parce que tout le monde savait qu’au lendemain des élections parlementaires et présidentielle, la Tunisie allait se réveiller avec énormément de problèmes d’ordre social. Nous venons d’en avoir une petite idée ces derniers jours. Les difficultés économiques ne sont pas du leurre, il n’y a qu’à regarder le déficit de la balance commerciale, le dérapage du dinar par rapport au dollar et les grèves des fois justifiées et des fois non. Ceci traduit un malaise social et une économie qui a du mal à se redresser. Une économie qui ne fonctionnera jamais dans l’insécurité.

Elle ne fonctionnera jamais en l’absence d’un Etat de droit également…

Oui, la justice et l’Etat de droit sont déterminants tout comme la stabilité sociale et la visibilité. Je pense que le gouvernement qui sera mis en place doit pouvoir satisfaire à ces impératifs. Mais cela ne dépendra pas que du national, le contexte à l’international sera aussi important pour nous. Il y a des réalisations en interne et d’autres à l’international. Nous devons partir avec deux objectifs:

– rassurer les bailleurs de fonds internationaux et s’ils n’ont pas en face d’eux des compétences crédibles et convaincantes, ils ne feront jamais confiance à la Tunisie.

– partir à la quête de nouveaux investisseurs internationaux. Pour ce, il faut de gros gabarits qui aient les arguments nécessaires pour les convaincre de choisir le site Tunisie et les amener illico presto dans notre pays.

Si nous ne satisfaisons pas à ces conditions, il est peu probable que l’on réussisse à faire redémarrer la machine investissements pour créer des emplois et des richesses.

Nous parlons toujours de la responsabilité de l’Etat dans le développement des régions et des fois le discours est à tel point populiste qu’il frôle le mépris à l’intention des régions elles-mêmes, on ne parle presque jamais du rôle des régions dans leur propre développement. Pourquoi nos régions ne réussissent-elles pas à être des forces de propositions au lieu de se limiter à être des «pôles» de revendications?

Je n’en veux pas aux régions. L’Etat tunisien a fonctionné comme cela depuis l’indépendance, il ne sert à rien de taper sur les régions. Je pense que la décentralisation, l’autonomie des régions et leurs responsabilités dans leur propre développement se mettent doucement en place. Il y a 8 régions (Béja, Jendouba, Siliana, Le Kef, Kairouan, Sidi Bouzid, Kasserine, Médenine) qui ont travaillé avec la coopération allemande dans le sens de mettre en place leurs propres plans de développement. Je l’ai constaté de mes propres yeux, 4 autre régions sont prêtes et les 4 autres en préparation.

Le travail réalisé est extraordinaire parce que les équipes qui ont mis en place les programmes de développement sont parties vivre dans les régions elles-mêmes et ont consulté toutes les parties prenantes (politiques, société civile, responsables publics et partenaires sociaux). J’ai déjà vu le rendu de Sidi Bouzid, c’est très bien fait.

Aujourd’hui, tout le challenge est de transformer les plans de développement en réalisations concrètes et à trouver les financements. Les ressources humaines sont déjà là, nous devons lever des fonds à l’international et associer nos propres investisseurs nationaux au développement des régions.

Et là je reviens à la répartition des tâches entre le public et le privé. L’Etat doit assurer au niveau de l’infrastructure pour inciter les opérateurs privés à se déplacer. Outre les infrastructures, il y a toutes les formalités légales et administratives qui doivent être encourageantes.

Le privé est perçu dans les régions comme un vampire qui veut tout juste aspirer le sang des travailleurs, exploiter les richesses des régions et amasser de l’argent à leurs dépens. Que faire pour changer cette façon de voir?

Il y a différents types de privés. Il y a la grande structure qui vient investir des millions de dinars et employer 1.000 ou 2.000 personnes, et il y a aussi des jeunes qui ont plein d’idées et qui ont besoin de moyens et d’accompagnement pour développer leurs projets et mettre en pratique leurs idées.

Le challenge pour le futur gouvernement est de mettre en place la structure adéquate pour que les jeunes soient coachés, encadrés, financés et accompagnés pour mener à terme leurs projets et les réussir. Il vaut mieux mettre en place des lignes de financements pour les petites et moyennes entreprises et les projets familiaux, ce qui rejoint l’idée citée auparavant à propos des activités touchant l’artisanat, le patrimoine culinaire, etc.

Il y a aussi des sociétés de services qui pourraient travailler avec les petits agriculteurs, et vous savez que l’un des maux de l’agriculture en Tunisie est le morcellement des terres. Les idées sont là, il faut tout juste un travail de vulgarisation, de persuasion et de concrétisation.