Kamel Ben Naceur : «Merci aux industriels qui n’ont pas lâché la Tunisie à cause des mouvements sociaux»

«Lorsqu’un mouvement naît du jour au lendemain pour exiger 50% d’augmentation après une simple dispute entre deux employés, on se demande sur quelle planète on vit!». Une question légitime émanant de la part du ministre de l’Industrie, Kamel Ben Nacer, à propos des derniers mouvements sociaux à Baxter, un des leaders américains dans l’industrie pharmaceutiques sis à Oued Ellil en Tunisie. Car il s’agissait bien d’un désaccord entre une opératrice et un ingénieur qui aurait pu causer le chômage imminent des 420 salariés.

Il faut reconnaître que défendre les droits des travailleurs ne se traduit pas sur terrain par la destruction du tissu économique du pays, car dans ce cas, les défenseurs d’aujourd’hui n’auront plus rien à défendre demain.

kamel-ben-naceur-m-industrie.jpgWMC : Pour revenir au don japonais pour la construction d’une centrale électrique à gaz à Radès, est-ce qu’il a été assorti de conditions exigeant la participation de firmes japonaises pour la réalisation du projet ou non?

Kamel Ben Naceur: Aucune condition ne nous a été imposée par le pays donateur. Nous n’avons d’ailleurs pas le droit procéder de la manière. Tout se fera à travers un appel d’offres et la mise en place d’un cahier de charges qui permettra à des firmes internationales, qu’elles soient japonaises, américaines ou autres, de se présenter et participer à l’appel d’offres.

En Algérie, un pays riche qui dispose de plus de moyens que la Tunisie, on exige la participation locale dans tout appel d’offres international, est-ce le cas pour la Tunisie?

En fait, nous demandons que, dans la plupart des appels d’offres internationaux, il y ait une participation locale dans tout ce qui est exécution. Et je peux vous dire qu’aujourd’hui, STEG international, dans laquelle il y a des participations de la Société mère (STEG) mais de banques aussi, est très présente en Afrique. C’est la plus grande illustration qu’une entreprise tunisienne peut exporter comme il se doit notre savoir-faire. J’en suis très fier, en tant que gouvernement, nous les encourageons à aller de l’avant et chercher de nouveaux marchés en Afrique.

Ils ont une masse importante d’activités et ont signé un nombre impressionnant de contrats tout en étant très compétitifs par rapport à d’autres entreprises étrangères.

Les firmes tunisiennes capables de construire des centrales électriques clés en main sont rarissimes, elles existent toutefois. Il y a eu un très grand contrat signé par l’Algérie avec une grande firme américaine pour la construction de nombre de centrales clés en main. Considérez-vous que parmi les missions que vous assurez figure celle de faire du lobbying auprès de nos voisins pour vendre notre savoir-faire en la matière?

Ils ont un programme pour la construction de centrales électriques qui peuvent produire 18 Giga watt. Donc nos amis algériens ont contacté un constructeur américain, en l’occurrence General Electric, pour avoir une unité sur place qui va faire de l’assemblage de turbines. C’est ce qui sera en principe fabriqué sur place. Après, il y aura toute la partie engineering qui se fera autour. Mais la plus grosse partie sera les turbines et ses équipements, après c’est du know how.

Pour nous Tunisiens, nous ne pouvons pas recourir à ce genre de système parce que notre marché est plus faible. Nous préférons importer les turbines des Etats-Unis, du Japon ou de l’Europe. Donc nous allons travailler, nous l’espérons, avec des entreprises qui incorporent des entreprises tunisiennes.

Et pour ce qui est des projets tuniso-tunisiens?

Nous lançons dans le secteur de l’énergie le projet du transport de gaz du sud jusqu’à la côte. C’est un projet mis sur papier depuis 7 ou 8 ans. Le tracé initial c’était de partir du champ de Nawara et ceux autour pour atteindre la côte vers Gabès.

Par la suite, on a évoqué la possibilité de dévier ce tracé vers Tataouine. Sous le gouvernement de Mehdi Jomaâ, nous avons réalisé à quel point c’était coûteux. Nous avons par conséquent choisi l’option la plus logique: celle de créer autant de postes d’emplois à Tataouine qu’à Gabès. Et nous aurons par conséquent deux lignes, une ligne principale qui va sur Gabès, et une autre qui se branche sur la principale et va vers Tataouine.

La zone de Tataouine disposera désormais de plus de gaz que tout ce que consommait toute la Tunisie sur une région à densité plus faible en nombre d’habitants, et donc une demande beaucoup plus faible en énergie. Cela devrait inciter les entreprises consommatrices d’énergie et d’autres porteurs de projets à s’y implanter.

Nous lançons également un projet important dans l’industrie et les mines. Nous avons des projets d’exploitation de mines sur Tozeur que nous sommes en train de finaliser.

Dans le même ordre d’idées, nous avons donné notre accord pour une étude à Srawerten, au Kef. Le but est de définir les technologies dont nous usons pour extraire le phosphate avec une plus forte consistance. Parce que les mines de Srawerten sont moins riches en phosphate.

Et pour info, il n’y a pas d’uranium à Srawerten. Donc tout ce que l’on rapporte sur certains médias ou les réseaux sociaux relève de l’imaginaire.

Nous allons étudier les possibilités d’extraire du phosphate de cette zone avec une valeur présente positive. Ceci étant, c’est un gros investissement qui représente 2 milliards et demi de dollars et on en parle depuis les années 80 sans jamais l’avoir fait. Mais il faut que ce soit économiquement rentable car il n’y a pas que le social qui soit déterminant en la matière.

Si le mix économico-social y est, nous fonçons, sinon cela ne servirait à rien de dépenser des milliards sans qu’il y ait une rentabilité réelle, autant investir dans des projets fructueux et pas dans ceux où la valeur économique est négative.

Nous sommes convaincus qu’il faut investir dans les régions mais comment pour que ça ait vraiment lieu et que cela suscite une véritable dynamique de développement économique à l’intérieur du pays?

Si nous devons parler industrie, il faut commencer par évoquer un élément crucial: celui des infrastructures. C’est comme l’histoire de l’œuf et la poule. Les industriels ne peuvent pas s’implanter dans les zones intérieures parce qu’il n’y a pas d’aménagements adéquats. Et nous sommes en train d’y travailler entre ministères concernés pour réaliser le maximum dans ce sens et accélérer les processus d’aménagement de zones industrielles.

Le problème principal aujourd’hui c’est que la procédure d’attribution des marchés dépend des règles préétablis sur les marchés publics. Quand on cite un bureau d’études, on nous parle du moins-disant, pareil pour la société qui va réaliser l’aménagement, et cela n’est pas automatiquement le garant de la qualité.

Comme vous le savez, les entreprises de travaux publics sont soumises à énormément de contraintes et malgré toute leur bonne volonté, elles ne sauraient être en mesure de fournir ce qu’elles ont promis de faire au vu des conditions d’octroi des marchés publics.

Quelles solutions préconisez-vous pour résoudre ces problèmes?

La première priorité de ce gouvernement a été la réforme du code des marchés publics. C’est aujourd’hui chose faite. Les décrets d’application permettront une simplification des procédures. Et pour la petite histoire, quand je suis arrivé, j’avais besoin d’un ordinateur et on m’a dit qu’il fallait attendre 2 à 3 mois pour en avoir un. Pour un gouvernement qui ne restera que 10 mois, c’est trop de temps pour si peu de choses. Il y a des choses que nous nous devons de simplifier et d’améliorer.

Quels sont les secteurs clés sur lesquels vous travaillez avec les autres départements ministériels hors énergie? Le secteur agroalimentaire pour un pays potentiellement agricole pourrait être porteur, pourtant il ne figure pas en bonne place dans les préoccupations des concepteurs des orientations économiques du pays…

Une équipe interministérielle est en train de travailler sur une étude sur les secteurs porteurs. Nous ne travaillons pas pour l’immédiat. Nos orientations doivent être définies pour 2030.

En tant que ministres directement concernés, nous avons mis en place un plan d’action. Une équipe encadrée par les ministres planche sur l’identification de 7 ou 8 secteurs porteurs.

Vous avez parlé de l’agroalimentaire, c’est un secteur vraiment très intéressant. Nous avons eu des réunions avec les chambres de commerce des pays amis, et il y a énormément de demandes à ce sujet.

Il y a un autre secteur porteur, celui des retraites médicalisées, ou simplement des maisons de retraite classiques. Une étude récente indique que l’une des destinations favorites des retraités français est la Tunisie qui occupe la troisième ou la quatrième place. C’est un marché énorme.

Les Malaisiens ont développé un programme qui s’appelle «home away from home» (Votre chez vous, un peu loin de chez vous). C’est un programme extraordinaire adopté également par la Thaïlande. Ceci a permis à des étrangers d’y acquérir des résidences et d’avoir des cartes de séjour. Résultat beaucoup d’investissements et le développement du secteur médical.

La Tunisie est à une heure de vol de certaines villes européennes, nous avons énormément d’atouts dont nous n’usons pas, et nous aurons intérêt à développer cette qualité de projets. Mais il faudrait bien entendu que ce soit structuré de point de vue implantation et aussi du point de vue légal. Il faut que ce soit clair, parce l’acquisition d’une résidence pour l’étranger aujourd’hui en Tunisie n’est pas évidente.

C’est une piste qui permettrait de développer nombre de niches. Le Maroc s’y est mis et réussit. Je pense que cela permettrait de développer nombre de secteurs dont la médecine et les services.

J’estime que si nous devons tirer la Tunisie vers le haut, c’est au travers des secteurs de services, de hautes technologies et d’industries agroalimentaires, aéronautiques et automobiles.

Et le social dans tout cela?

La vague de mouvements sociaux a eu des conséquences négatives sur notre crédibilité vis-à-vis de l’extérieur. Je voudrais profiter de cette occasion pour remercier et saluer les industriels qui ont tenu le coup parce qu’ils auraient bien pu lâcher le site Tunisie. Je cite Aerolia.

Il y a eu nombre de tentatives pour tirer la corde le plus possible, et elle a failli casser, c’est ce qui s’est passé avec Baxter aussi. Lorsqu’un mouvement naît du jour au lendemain pour exiger 50% d’augmentation après une simple dispute entre deux employés, on se demande sur quelle planète on vit!

Avec tout le respect que j’ai pour les revendications syndicales, utiliser ces arguments pour arriver à ces demandes, ça tue toute crédibilité que peut avoir la Tunisie avec ses partenaires. Je voudrais saluer la patience de l’équipe dirigeante, parce qu’elle a été soumise à une rude épreuve.

Nous ne pouvons pas ne pas parler de compensation avec vous. Où en êtes-vous de la rationalisation des subventions?

En fait, ce programme de rationalisation vient du principe qu’il faut que les subventions aillent à ceux qui en ont le plus besoin, c’est-à-dire les classes les plus défavorisées. Ensuite, ça ne vaut pas le coup de subventionner des secteurs énergivores qui font des bénéfices grâce à la compensation payés par l’Etat et donc par le contribuable.

In fine, c’est l’emploi qu’on tue en subventionnant à outrance ces secteurs. Prenons l’exemple du secteur du ciment. Pour un poste de travail, il y en a 20 qu’on aurait pu créer. Et en plus, si on exporte du ciment en dehors de la Tunisie, comme on importe le gaz naturel pour les besoins énergétiques nécessaires à la production du ciment, c’est en fait une sortie nette de devises. Ce n’est pas un gain en devises.

La rationalisation de la compensation a été décidée pour nombre de raisons. Tout d’abord, soutenir les classes les plus faibles. Donc ce que nous faisons est que la catégorie sociale la plus affaiblie qui consommait plus de 50 KW est compensée à 100 KW. C’est une famille qui réside dans un appart de 3 chambres et qui possède des appareils électroménagers. Ceux qui consomment plus de 100 KWh, plus ils consommeront d’électricité, plus la subvention va diminuer.

Le but est d’encourager la rationalisation de l’usage de l’énergie. Il y a eu une augmentation de 10% au niveau de la basse tension qui a été introduite au 1er janvier, et il y a eu pour les industriels (le ciment) aussi faite sur deux tranches, la première en janvier, et l’autre à la moitié de l’année.

Sur les autres secteurs qui sont les moyennes tensions, nous avons introduit une augmentation de 10%, c’est le début du programme.

Maintenant quels en sont les impacts? Si je vois juste le secteur de ciment, cela permet de réduire, en année pleine, 240 MDT de subvention, ce qui est énorme. Pour ce qui est des subventions, dont 10% vont à l’industrie, nous évaluons les implications sur le panier de la ménagère, puisqu’en fait c’est sur le pouvoir d’achat qui nous préoccupe le plus.

Nous savons que le ciment rentre dans le secteur de la construction, l’augmentation des prix de l’énergie a permis aux industriels de libéraliser le prix. Nous avons remarqué qu’ils ont répercuté cette augmentation sur le sac du ciment de 5D500 dont le prix a été élevé à 6D500. Aujourd’hui, sur le marché il est à 8 dinars, mais je peux vous dire que l’année dernière, il était aussi à 8 dinars et il y a 2 ans pareil.

A ce jour, il n’y a pas eu de conséquences fâcheuses de l’augmentation des prix du ciment sur le consommateur. Je pense qu’il va y avoir sans doute une augmentation au démarrage de l’application de la deuxième tranche de hausse des prix d’électricité sur ce secteur.

Je ne vais pas donner de prix parce c’est décidé par la profession. Mais si j’évalue le coût de la construction, il n’a pas augmenté. Le coût du ciment intervient à 7% à peu près dans les frais de construction.

Nous avons enlevé la TVA sur le logement social, donc cela aide aussi les couches les plus démunis.

A chaque fois qu’il y a rationalisation de la compensation, nous prenons des mesures d’accompagnement, où nous prenons en compte deux éléments importants: la capacité des industriels à assurer et les implications sur le panier de la ménagère…

Comment aider les entreprises énergivores à user d’énergies renouvelables?

Avant, nous avions une agence pour la maîtrise de l’énergie (ANME), aujourd’hui, nous avons lancé, pour 2014, un Fonds de transition énergétique. Ce fonds sera alimenté par un ensemble d’instruments financiers et va pouvoir aider au développement des énergies renouvelables.

Un exemple: avec l’Agence de maîtrise de l’énergie, nous pourrions remplacer les ampoules utilisées aujourd’hui par d’autres économiques. Il faut bien sûr qu’elles soient de qualité, et nous permettront d’économiser 35 millions de dinars par an. Si nous offrons à chaque foyer 3 ampoules, cela nous coûterait 24 millions de dinars. En une année, nous amortirons le coût. L’approche doit être bien entendu rationnelle, pour qu’on ne les donne pas à des gens qui vont les vendre par la suite. Nous travaillerons avec des ONG qui iront dans les maisons, les y installeront et récupérer les anciennes. C’est ce genre de mesures tout à fait rationnelles qui permettra d’économiser la consommation de l’énergie dans notre pays.

Et que comptez-vous faire pour les PME/PMI, celles qui résistent le plus et qui ont besoin de plus d’aide?

Il faut regarder le cycle de vie d’une PME/PMI. Il y a d’abord la conception, la naissance, ensuite la première phase de démarrage et après la croissance.

La première phase est l’accompagnement des investisseurs qui est déterminante pour la réussite des entreprises. Il y a eu un certain nombre de dispositifs qui ont été développés en Tunisie. Cela peut être les incubateurs ou les centres d’affaires, ensuite l’API.

L’API fait un excellent travail, mais plus que tout, il faut des structures de proximité. Parce que, sur les 24 centres d’affaires que nous avons installés dans les gouvernorats, il y a un quart qui fonctionne, il y en a 6 qui marchent au niveau que nous ambitionnons et 18 qui ne marchent pas à ce niveau là.

Donc, ce que nous devons faire c’est rationaliser les structures de proximité pour le développement des projets. J’observe aujourd’hui le terrain et sur les gens qui proposent 100 projets, il y en a 6 qui voient le jour. C’est un chiffre extrêmement faible, si je le compare aux pays anglo-saxons où il est cinq fois plus (c’est-à-dire 30). Autant dire que nous avons du travail à faire, une équipe qui planche dessus, avec des supports extérieurs pour rationaliser ces structures…