Hatem Denguezli ou Mr Land’or

hatem-denguizli-01.jpgIl a la bonhomie des «beldiyas», des yeux bleus azur et une empathie naturelle vers les gens. Lui, c’est Hatem Denguezli, le grand patron qui règne en partie sur les fromages d’«El Houma» et propose aux foyers des Tunisiens plus de 130 références.

Vétérinaire de formation, il rêvait avec son ami de toujours, Hichem Ayed, de charcuterie, mais a fini par créer la marque LAND’OR en 1998.

Depuis, son entreprise se développe, innove, exporte et réalise 56 millions de dinars de chiffre d’affaires en 2012 (plus que 70 millions de dinars, prévisions de 2013).

Introduite en Bourse en février 2013 avec un énorme succès, la demande d’actions y atteint près de 13 fois l’offre.

Retour sur une entreprise au goût fromager et au parfum de succès.

Quand je foule le sol de l’usine LAND’OR à «Khlidiyya» (25 minutes de Tunis), je me sens à la campagne et sens d’emblée l’odeur des vaches. Pourtant, cette image d’Epinal n’existe que dans mon imaginaire. Je suis dans une des usines les plus «hight tech» du pays, au cœur de l’industrie agroalimentaire. Rien à voir avec les images de fermiers et de l’artisanat du fromage fait maison!.

LAND’OR, ce sont des «process» industriels hyper complexes, des contrôles stricts afin d’assurer des produits de hauts niveaux d’exigence en matière de qualité, de sécurité et de pureté. Ce sont des soucis de traçabilité, d’emballage, de marketing et de communication, etc. Ce sont 700 salariés dont 60% sont des femmes qui travaillent hardiment pour faire que l’entreprise soit un des leaders d’un marché tenu par une vingtaine d’opérateurs dont 2 gros fondeurs (fabricants de fromage fondu), comme PRESIDENT ou DELICE MILKANA; des entreprises qui fabriquent du fromage à partir des matières premières laitières importées et de lait local.

Pourtant, ce succès affiché aujourd’hui n’était pas simple! Quand il s’en souvient, Hatem Denguezli (HD) sourit. Il revoit le chemin parcouru, a encore des centaines de projets en tête mais pense à son grand-père, à qui il doit tout, et dont le portrait orne le bureau où il me reçoit. «Je suis l’aîné d’une famille d’agriculteurs et le premier à avoir quitté le domaine céréalier après 7 générations…», dit-il, non sans un regard affectif à son père qui, un jour, lui remet un bien immobilier à vendre pour réaliser sa «folie»!

Car l’ambition première de HD n’était pas de fabriquer du fromage, quoiqu’il avoue aimer particulièrement cela et que ce fut prévu en deuxième étape de son projet. A 28 ans, le jeune vétérinaire spécialisé en chirurgie des grands animaux voulait évoluer avec une matière précieuse et bien plus noble comme la viande de bœuf. Il voulait fabriquer de la charcuterie «Hallal» à l’export. Une décision qu’il prend avec son ami de toujours, Hichem Ayed, aujourd’hui directeur général de LAND’OR, et qui a longtemps travaillé chez FLEURY MICHON en France.

Les deux hommes se mettent au travail et s’ensuit alors un périple fastidieux qu’ils ne soupçonnaient pas. Il faudra à HD pas moins de 18 voyages à Bruxelles en 3 ans pour faire agréer la Tunisie auprès de l’Union européenne pour pouvoir ensuite faire agréer son usine. Cette affaire entre les Etats n’est absolument pas de son ressort, pourtant il s’y en gouffre sans compter afin de réaliser son projet.

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Une fois le fameux et fastidieux défi levé, Denguezli n’est pas au bout de ses peines, car arrivent de plein fouet la fameuse crise de la vache folle, «une crise sanitaire, puis socioéconomique caractérisée par l’effondrement de la consommation de viande bovine dans les années 90 quand les consommateurs se sont inquiétés de la transmission de l’Encéphalopathie Spongiforme Bovin (ESB) à l’homme via l’ingestion de ce type de viande», qui balaie d’un coup tous ses espoirs.

Entre temps, l’usine conforme aux normes CEE est mise en place, les capitaux quasiment bouffés et la faillite quasi certaine pour un projet mort-né. La reconversion n’est alors plus un choix!

Les deux associés optent alors pour le fromage et le fondu en particulier dont la matière première est du fromage comme le «Cheddar» essentiellement auquel l’on rajoute de la poudre de lait et du beurre. Il fallait alors adapter l’usine et acheter un nouveau matériel. Plus facile à dire qu’à faire car il n’était plus si facile de lever des fonds: «le fromage fondu est très capitalistique et nous avions brûlé toutes nos chances avec l’usine de charcuterie qui a séduit notamment un Faouzi Belkahiya pour qui j’ai une pensée et qui a osé nous soutenir à l’époque… Je vends alors une maison et me mets au travail. L’usine réadaptée est un bijou et nous commençons à bricoler lorsque l’on rencontre un fromager autrichien associé à Schriber, fournisseur de Mc Do, qui, séduit par notre histoire, signe avec nous un contrat de savoir-faire et se fait payer par des royalities», se souvient HD.

De la charcuterie au fromage

Le secteur du fromage fondu sur le marché tunisien de l’époque était alors monopolisé par RIKI, et bien évidemment il fallait à LAND’OR une licence d’importation pour importer ses matières premières. L’affaire s’avère plus compliquée qu’il n’y paraît car contre toute attente, le Comité composé de 5 ministères (Santé, Agriculture, Commerce, Finances et Industrie) refuse l’octroi de la licence alors que l’usine pilote a été agréée par l’Union européenne avec notamment un numéro sanitaire dans l’équivalent de leur JORT.

2citation-hd.jpgAu bout de dix mois de palabres, HD finit par croire à la malchance. Il n’a plus de choix que d’écrire au président de la République ou de s’expatrier aux Etats-Unis d’Amérique (USA). Il se souvient: «J’avais zéro confiance dans l’Etat tunisien. Je pensais que l’on allait me dérouler un tapis rouge pour tous mes efforts à avoir réussi à accréditer la Tunisie comme premier pays arabe et africain auprès de la CEE, au lieu de quoi on m’empêchait de travailler, de créer de la richesse…»

La réponse du Palais de Carthage se fait au même moment que la réponse positive des services d’immigration aux USA. 4 jours après sa lettre, Denguezli est reçu par Mohamed Jegham, alors conseiller auprès de Ben Ali, qui débloque le problème.

Le dossier d’immigration est jugé prioritaire par les services concernés mais licence en main, HD se met au travail et c’est ainsi que commence vraiment l’aventure LAND’OR avec le succès qu’on lui connaît. La marque innove aussitôt sur un marché assez classique en s’attaquant en premier lieu aux râpés et aux bâtonnets. Deux produits qui surprennent le marché qui répond positivement. LAND’OR restera d’ailleurs leader sur ses produits selon une règle infaillible et prouvée «Premier arrivé, premier servi».

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Le fin mot de l’histoire de la licence, Hatem Denguezli la comprendra dans les quelques mois qui suivent lorsque le groupe Mabrouk lance le fameux triangle PRESIDENT en partenariat avec un mastodonte, LACTALIS, une entreprise qui réalise 15,7 Mds d’euros en 2012 et fait travailler 55.000 personnes dans le monde. HD comprend alors sa douleur: «C’était là tout l’enjeu, car le triangle est le cœur du marché. Un produit passe partout dont on consomme quelques 0,700 kilogramme par an par personne dans notre pays sur les 2 kilos de consommation annuelle».

Le ciel semble alors lui tomber sur la tête. Une fois encore, son entreprise est fortement menacée mais cette fois-ci, Denguezli sait où trouver son salut rapidement. Il n’a d’autre choix que de convaincre le groupe LA VACHE QUI RIT, qu’il appelle avec humour le «COCA COLA du Triangle» de s’installer en Tunisie. Après un rendez-vous dans un couloir avec le vice-président chargé du développement international, la marque qui vend 125 portions de VACHE QUI RIT à chaque seconde dans le monde investit ce qu’elle considérait comme un tout petit marché.

4citation-hd.jpgHD a réussi à convaincre le groupe en lui déroulant un tapis rouge qui va de la location d’une usine à un contrat sans clauses d’exclusivités pour la distribution. Il se souvient: «Je n’avais d’autre choix que de construire en 10 mois l’usine et d’affûter mes stratégies et produits pour pouvoir faire face au groupe Mabrouk, qui était industriel avec la biscuiterie et la chocolaterie depuis longtemps, a d’emblée monopolisé 80% du marché du triangle qui représentait 40% du marché global. Le groupe avait aussi ses circuits de distribution dont LAND’OR s’est retrouvé du jour au lendemain exclu lorsque le groupe MABROUK a racheté MONOPRIX et TOUTA …». L’affaire est aujourd’hui encore devant le Conseil de la Concurrence.

Le triangle d’enfer

LA VACHE QUI RIT commence donc à produire en Tunisie au milieu de 2003. Le groupe mondial avait déjà des usines en Algérie, en Egypte ou encore au Maroc, où il est installé depuis plus de 40 ans, ne séduit pas particulièrement le marché tunisien. Aujourd’hui le groupe Bel, qui produit LA VACHE QUI RIT, est implanté dans 31 pays, ses produits sont commercialisés dans plus de 120 pays dans le monde, a réalisé 2.527 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2011.

Sa collaboration avec LAND’OR dure un temps mais Hatem Denguezlli patauge. Les résultats escomptés sont en déca de ses attentes et aspirations. Il décide de rompre son contrat avec la «Rolls Royce» des triangles pour faire cavalier seul. Encore un coup de folie? Probablement!

Toujours est-il que l’entrepreneur décide de faire à l’opposé de ce qui se faisait sur le marché à l’époque en s’adressant aux couches populaires et non aux ménagères des quartiers chics. Il crée sa boîte rouge de triangles, met au point sa propre formule et commande auprès des frères KAROUI, au début de leur carrière, une campagne inoubliable; «LANDOR, JBEN EL HOUMA» avec notamment un spot télévisé de toute beauté. Le succès est alors immédiat et la marque gagne 25% de parts de marché en 3 mois en ayant investi 2 millions et demie de dinars pour un chiffre d’affaires de 3.

hatem-denguizli-02.jpgLe coup est osé mais fumant! Hatem Denguezli fait alors une erreur qui lui coûte cher. Il réinvestit aussitôt 4 millions de dinars dans une autre campagne, or son produit avait atteint sa cible, toute sa cible.

Depuis, les triangles LAND’OR mènent leur chemin et se maintiennent aujourd’hui à plus que 40% de parts de marché. Le reste des produits LAND’OR progressent aussi annuellement et présentent aujourd’hui une gamme de 130 références.

Désormais HD pense aussi à l’export qui ne représente que 25% de son chiffre d’affaires, a revu sa charte et travaille ses valeurs avec un gros cabinet de communication qui travaille notamment pour ACTIVIA et WHISKAS.

Comment HD a vécu les événements du 14 janvier? Que pense-t-il de la situation actuelle que traverse la Tunisie?

Il travaille et pense aujourd’hui que le temps des 9 contrôles fiscaux qu’il a subi sur 14 exercices est révolu. «Je me concentre sur le marché qui progresse car le Tunisien s’appauvrit. Le fromage est nutritif et avec un pain mlaoui et un triangle, on peut nourrir ses enfants pour 0,600 dinar, soit un peu moins de 2,5 dinars pour 4 personnes. Que pouvez-vous cuisiner avec cette somme aujourd’hui?»

5citation-hd.jpgHatem Denguezli est aujourd’hui un homme fier de son succès. Il est surtout honoré de ses rapports avec son personnel. Au lendemain du 14 janvier, l’usine est restée fermé quelques mois: «Je n’ai accepté aucune négociation. Je ne laisse rien passer et m’interdis toute exploitation, malversation ou autre… La droiture de l’entreprise et les 8 semaines d’arrêt ont prouvé à nos salariés les fortes valeurs de LAND’OR et tout est rentré dans l’ordre bien rapidement … Mon challenge désormais est aujourd’hui de faire en sorte que le fromage se démocratise davantage, coûte moins cher; d’ailleurs je ne comprends pas pourquoi nous payons 18% de TVA alors qu’ailleurs celle-ci est à peine de 6%, et mets tout en œuvre afin que nos produits deviennent meilleurs». Les Tunisiens consomment en moyenne 2 kilos de fromage par an et par personne. A titre indicatif, les Marocains en consomment le double, et en France, la moyenne est de 24 kilos par an!

En attendant, HD donne les moyens à son entreprise pour qu’elle se développe et devienne meilleur. Pour cela, LAND’OR a fait, en mars 2013, son entrée sur le marché alternatif de la Bourse des valeurs mobilières de Tunis (BVMT). Avec 21.000 nouveaux actionnaires, la demande équivalait à quatorze fois le montant offert, soit 10,92 millions de dinars.

Hatem Denguezli voulait que cette introduction d’environ 30% du capital, après augmentation, puisse lui permettre un doublement de la capacité de production, ainsi qu’une expansion à l’international tout en contribuant à la notoriété de la marque.

LAND’OR est en plein dedans dans l’attente du prochain coup de folie d’un patron qui a pour exemple Salaheddine El Ayoubi et Sayedna Omar et pour emblème personnel le cheval arabe qu’il trouve beau, fier et puissant.

Un peu comme son fromage qu’il veut bon et puissant et beaucoup comme sa marque qu’il veut fière aux couleurs d’un pays, la Tunisie.