Tunisie – Yassine Brahim : «La justice transitionnelle doit se faire au plus tôt, la vérité doit éclater et les innocents épargnés»

yacine-brahim-2303-1.jpgDans ce «deuxième acte» de l’entretien avec Yassine Brahim, une partie importante est consacrée à la justice transitionnelle. «Nous voulons que justice soit faite mais dans le respect des droits humains», dit-il.

Acte II

WMC : Vous avez déclaré que les enjeux entre le parti sorti victorieux des urnes et les autres sont d’ordre identitaire. Ne pensez-vous pas qu’ils sont plutôt socioéconomiques?

Yassine Brahim : Je vais peut-être vous choquer par ma réponse, mais je crois fortement que les enjeux ne sont pas que socioéconomiques. Et c’est là où nous nous sommes complètement plantés. Je l’ai personnellement compris en milieu de campagne mais c’était trop tard. Au fait, lorsque nous nous entretenions avec des femmes voilées, que nous présentions nos programmes, on nous posait des questions du style: «Aurais-je le droit d’aller au boulot voilée? Pourrais-je faire ma prière du «Fajr» sans être affichée par la police politique?». Nous n’avions pas insisté là-dessus parce qu’il nous semblait évident de respecter les libertés individuelles, qu’elles touchent à l’aspect vestimentaire ou à la croyance. Hors, il fallait rassurer le Tunisien moyen sur ces libertés-là.

Aujourd’hui, nous avons regroupé nos forces et à l’arrivée, tout le monde nous jugera sur ce que nous aurions fait ou pas fait. Nous devons prouver que nous sommes capables de nous organiser, de mettre en place des structures à l’écoute de notre peuple et élaborer des programmes qui répondent à ses attentes et ses vœux pour le convaincre que nous sommes l’alternative et la solution.

Donc selon vous, les questions socioéconomiques sont secondaires?

Bien sûr que non. Le social et l’économique sont d’une grande importance. Les axes dans les plus importants à ce propos sont l’emploi, la pauvreté, le découpage du pays en deux pôles et l’investissement. Mais il ne faut pas pour autant négliger un enjeu aussi important que la question identitaire.

Le programme et l’objectif d’Al Joumhouri sont très clairs à cet égard. Il faut réussir d’allier histoire et culture arabo-musulmane avec la modernité. Tout le monde, Ennahdha comprise, prétend adopter un programme capable de répondre à cet impératif. Le Tunisien comprend aujourd’hui que s’il rate le train de la modernité, c’est un retour en arrière. Mais il est également culturellement conservateur et tient à son identité. Dans chaque programme politique, il y a des risques et des opportunités. Le risque avec le mouvement Ennahdha est que l’on prenne pour prétexte la question identitaire pour s’attaquer aux libertés individuelles. Le risque avec la famille trop à gauche est que l’on rabâche trop cette histoire de libertés individuelles et que cela passe pour de la provocation pour certains Tunisiens. Là où cela peut être bénéfique pour notre pays, c’est que lorsque nos compatriotes savent qu’ils peuvent allier leur culture conservatrice avec leurs libertés, c’est cet équilibre qu’il faut construire et préserver.

Quelle est votre position par rapport à la justice transitionnelle?

Le choix de la rupture brutale avec le passé ou de la continuité a été l’un des critères de débats aux dernières élections. A l’époque, Afek Tounes avait une position claire à propos de la justice transitionnelle, nous la maintenons aujourd’hui au Joumhouri. La propagande politique et l’intox avaient induit pas mal de gens en erreur, nous voulons que justice soit faite mais dans le respect des droits humains.

Ce que nous proposions était pourtant adossé à d’autres expériences dans le monde. Nous avions appelé à tirer la leçon de ces expériences-là. En Géorgie et en Argentine, on voulait tout effacer et reprendre à zéro. Mais le besoin de justice doit prendre en compte les capacités de rendre justice, les obstacles juridiques et le manque de moyens au niveau des administrations. Il y a une nécessité à instaurer un équilibre entre le traitement du passé et la construction du présent. A travers la justice transitionnelle, nous visons un processus dont la fonction est morale et historique mais qui n’utilise pas les instruments traditionnels de la justice mais favorise son œuvre. Il est vrai que ce n’est pas évident de pardonner à tout le monde. Ce que nous ambitionnons est de mettre en place un mécanisme simple et transparent.

Des fois, une demande simple du pardon peut résoudre le problème. L’important est de faire les choses dans la clarté, ceux qui ont fauté doivent aller en justice, ceux qui ont profité du système doivent dédommager, et ensuite il y a la réconciliation. Le but est d’arriver à sortir de cette ornière appelée “justice transitionnelle“ en étant réaliste, en préservant les intérêts nationaux, en fermant les dossiers vides, en épargnant les innocents et en condamnant les responsables zélés.

Il est temps de libérer les hommes d’affaires ou les hommes politiques qui n’ont rien à se reprocher.

Et concernant le projet de loi plaidant pour l’exclusion des anciens du régime Ben Ali?

A Al Jomhouri, nous sommes très clairs. Nous sommes contre le principe d’exclusion en général et bien entendu contre celui de l’exclusion basée sur le fait que quelqu’un soit jugé et condamné tout juste parce qu’il a travaillé avec l’ancien régime. Si une personne a commis des actes répréhensibles judiciairement parlant, c’est à la justice de trancher. A l’intérieur du pays, il y a des personnes qui se sont engagées politiquement pour servir au mieux les intérêts de leurs régions, il fallait passer par le parti. Devons-nous les condamner pour cela? Il y a eu parmi eux des victimes et qui avaient déserté le parti parce qu’on exigeait d’elles des choses qu’elles refusaient d’exécuter.

L’exclusion ne paie jamais. Il y a aujourd’hui un usage politique de ces choses là, et ce serait dommage de perdre des compétences au nom de je ne sais quelle justice. Le peuple tunisien est intelligent et lucide, j’espère qu’il ne sera pas dupe à ces campagnes populistes.

Mais certains partis ont peut-être peur de perdre du terrain en épargnant les «anciens». J’estime pour ma part que notre peuple saura qui choisir quand ça sera le moment, il ne s’agit pas d’éliminer des rivaux potentiels par force de lois. C’est ce genre d’abus que craint Al Joumhouri de la part de la Troïka. Il craint que la course au pouvoir fasse oublier aux uns et aux autres les intérêts réels du peuple et du pays et que l’on finisse par utiliser sa place prépondérante à la Constituante pour faire passer des lois irrespectueuses des conventions internationales et des droits humains.

Pourquoi Al Joumhouri a-t-il appelé à un gouvernement de Salut national?

Nous considérons que le parti au pouvoir et donc la Troïka ont une responsabilité historique devant le Tunisien. Il qu’ils arrivent à démontrer qu’ils sont démocrates et qu’ils peuvent avoir un consensus sur les questions les plus importantes qui se posent actuellement sur les scènes sécuritaire et socioéconomique du pays. Ils ne doivent pas faire une fuite en avant en insistant sur certaines thématiques visant à diviser le pays en deux. Notre appel à un gouvernement de salut national est un appel à assumer ses responsabilités de part et d’autre, de ceux qui sont au pouvoir et ceux qui sont dans l’opposition. Il ne faut pas accentuer les divisions ou privilégier un camp sur un autre, et je pense que ceux qui ont le plus intérêt à ne pas s’engager dans un tel processus sont ceux qui tiennent le pouvoir, parce que ce sont eux aujourd’hui les plus forts.

Quel sera la prochaine étape au cas où le gouvernement ne réagit pas?

Il y a eu des ministres qui ont réagi. Lundi dernier à l’ANC, les membres sont restés plus longtemps que d’habitude. Il y en a qui ont adhéré complètement à notre position. Nous avons enclenché la deuxième étape en entamant des discussions avec les partis qui sont dans l’opposition. Les conseillers du président sont agressifs, dans leurs critiques. Ce que nous voulons, nous, c’est proposer pour pouvoir gérer la transition. Nous ne comprenons pas ces réactions de la part de la présidence. Est-ce la campagne qui a déjà démarré? Ou est-ce qu’ils se démarquent du gouvernement?

Devons-nous laisser le pays aller dans le mur ou partager les constats et travailler ensemble pour identifier d’autres voix qui nous mèneront vers le salut? Le fait est de rassurer nos compatriotes qui s’inquiètent jusqu’à paniquer. J’ai fait du terrain, et j’ai vu des gens affolés par l’insécurité totale, j’ai lu dans leurs regards leurs inquiétudes à propos de la situation sociale et économique. C’est comme une boule de neige, quand ça démarre avec l’insécurité, la pauvreté, l’investissement et la dégradation de la note de la Tunisie, ça n’en finit pas. Les gens ne se rendent pas compte de la gravité de la dégradation de la note souveraine de la Tunisie, mais quand vous ouvrez une lettre de crédits dans des banques étrangères et qu’elles ne vous font pas confiance parce que votre pays est situé dans une zone à risque, cela se répercute sur les affaires, les investissements et les opportunités d’emploi. L’image internationale du pays était très positive avant le 23 octobre mais après, il y a eu une dégradation, et on avait une belle image, les gens voulaient aider mais après, même si les USA et l’Europe veulent bien aider, cela reste insuffisant.

C’est pour cela que nous proposons au gouvernement une porte d’ouverture, nous voulons établir des canaux d’échanges pour que la Tunisie puisse réussir sa transition et que le peuple puisse enfin retrouver l’espoir. Nous proposons au gouvernement de nous concerter sur les grandes décisions engageant notre pays et ayant des conséquences sur son avenir, au-delà de nos orientations politiques et nos différences idéologiques, il y a la Tunisie, il y a notre peuple, il y a notre jeunesse; ne méritent-ils pas que nous les servions sans aucun a priori? La Tunisie ne mérite-t-elle pas d’être plus grande et supérieure à toutes les ambitions, les égos et les intérêts bassement électoralistes?