Tunisie – Médias : Mais qui a intérêt à bâillonner la presse?

Deux grèves, la première aux Etats-Unis d’Amérique, en 1945, la seconde en
France, en 1972, ont montré que la «disparition» d’un journal provoque plus de
dégâts que ne suscitent des satisfactions. Une des grèves a provoqué une baisse
d’affluence aux enterrements et l’apparition du tambour afin de donner à la
population l’avis d’une prochaine révision du cadastre. Récit.

Ca gronde du côté des
journalistes tunisiens. Qui réagissent le plus fermement
du monde aux attaques dont ils sont victimes depuis quelque temps. Et il y a de
quoi: emprisonnement d’un directeur de journal, en la personne de Nasserredine
Ben Saïda, patron du quotidien «Attounissya»; actes de violences, souvent au vu
et au su de tout le monde; et propos critiques à l’encontre de la presse jugée
partiale.

Et cela continue puisqu’une consœur de l’Etablissement de la Télévision
Tunisienne (ETT) dit avoir a été agressée, jeudi 1er mars 2012, verbalement par
un membre de la Constituante (lequel a nié les faits). Rien d’étonnant dans ces
conditions que des voix se soient élevées lors de la réunion consultative parmi
les professionnels de la plume, organisée vendredi 2 mars 2012, par le SNJT
(Syndicat nationale des journalistes tunisiens) pour proposer –même- de faire
grève.

Mettre aux journalistes des bâtons dans les roues

Nombreux sont en effet les journalistes qui croient, sans doute, qu’il faut
frapper fort pour alerter l’opinion sur le fait que des acteurs politiques de
notre pays ne sont pas loin de croire, dur comme fer, comme le dit le célèbre
écrivain français, Honoré de Balzac (1799-1850), dans sa «Monographie de la
presse parisienne» (Editions Le mot et le reste, 2012, 120 pages) que «Si la
presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer».

Toutefois, ceux qui minimisent le rôle de la presse et veulent mettre aux
journalistes des bâtons dans les roues ont à coup sûr bien tort. Ils ne se
rendent pas compte de l’importance de la presse dans une société. Deux grèves,
la première aux Etats-Unis d’Amérique, la seconde en France, ont montré que «la
disparition» d’un journal et des journalistes ne reste que momentanée provoque
plus de dégâts que ne suscitent des satisfactions.

La première concerne les quotidiens new-yorkais qui ont décidé, donc, de ne pas
paraître un jour de 1945. Etudiée par le grand chercheur américain Bernard
Berelson (1912-1979), cette grève va être l’occasion de montrer que, derrière la
fonction officielle, qui consiste à informer, la presse remplit d’autres
fonctions «plus occultes, mais aussi importantes: instrument de la vie
quotidienne, acquisition de prestige, gain de contacts sociaux, relaxation et
rituel quasi obsessionnel» (voir Maurice Mouillaud, «Les systèmes des journaux,
Théories et méthodes pour l’analyse de presse», Revue Langages, N°11, 3ème
année, 1968, pp.61-83).

Dans un article qui fait figure d’anthologie journalistique, Michel Legris
raconte, par ailleurs, comment une grève du quotidien bordelais Sud-Ouest,
paraissant, comme son nom l’indique, au Sud-Est de la France, a véritablement
perturbé, en février 1972, la vie dans cette région.

50% de perte pour les agences immobilières

L’ancien journaliste du quotidien français Le Monde (1931-2008) raconte, par
exemple, que cette grève a provoqué une baisse d’affluence aux enterrements et
l’apparition du tambour dans une bourgade de la région bordelaise afin de donner
à la population l’avis d’une prochaine révision du cadastre.

Michel Legris évoque également la baisse des recettes de salles de cinéma dans
des proportions de 50% et fait perdre aux agences immobilières la moitié de leur
clientèle (voir «Le Sud-Ouest sans Sud-Ouest, Le Monde du 29 février 1972,
P.12).

Gageons, en replaçant les choses dans leur contexte tunisien, et en partant,
peut-être du fait que les mêmes causes produisent les mêmes effets, que des
décès pourraient passer inaperçus et que certains affairistes («Gacharrâa»)
pourraient perdre au jeu en ne découvrant plus les petites annonces qui leur
permettaient, dès les premières heures du jour, de mettre la main qui sur une
voiture qui sur un ordinateur sinon sur un appartement pour les revendre le
lendemain un peu plus cher.

Sans oublier ces demandeurs d’emplois et autres entrepreneurs qui scrutent
quotidiennement la moindre annonce qui peut améliorer leur vécu. Mais, il y a
sans doute aussi important. Sinon plus important: le rôle de la presse dans le
développement du pluralisme.

Dans toute société, la presse écrite est le seul média à pouvoir publier ces
éditoriaux, billets, chroniques, critiques, caricatures, et autres lettres de
lecteurs ou participations diverses de personnalités et d’intellectuels qui
ouvrent et enrichissent les débats sur la scène publique. La télévision et la
radio n’ont pas assez de «surfaces», du moins pas autant que l’écrit, pour
nourrir des débats.

C’est sans doute pour cette raison que Nadine Toussaint, professeur émérite à
l’IFP (Institut Français de Presse) affirme du reste dans son «Economie des
médias» qu’«Il est difficile d’admettre sans amertume qu’au-delà, ou en deçà,
des contraintes politiques, les contraintes économiques empêchent l’entrée et le
maintien sur le marché d’un courant de pensée politique» (Paris: Presses
Universitaires de France, 1978, 125 pages).

Elle a vu juste.