«En Tunisie, le terme “Révolution” est surtout employé par des gens qui ne l’ont pas faite», Jean Daniel


dean-daniel-320.jpg“Tout ce qui relève du pouvoir n’est pas révolutionnaire et donc, nous n’avons
pas à intervenir“. Belle formule, recueillie auprès d’un jeune tunisien par Jean
Daniel Bensaïd, éditorialiste du Nouvel Observateur, «embêté» de ne pas être
«arrivé» à rencontrer les jeunes qui ont fait la révolution.

WMC : Pour vous quel intérêt de rencontrer les jeunes artisans de la révolution
tunisienne?

Jean Daniel Bensaïd: Capital. Et c’est pour cette raison que je déplore de ne
pas les avoir vus. Je voulais discuter avec ceux qui ont la légitimité
historique et non ceux qui ont la légitimité politique, avec les véritables
acteurs de la révolution et non ceux qui parlent en leur nom. Si bien que, en
Tunisie, le terme «révolution» est employé surtout par ceux qui ne l’ont pas
faite. Il paraît que dans l’histoire des révolutions, ça a toujours été le cas!
C’était le cas en 1789, lorsque les révolutionnaires ont été dépossédés par des
grands noms littéraires et philosophiques…

Ce qui me paraît le plus intéressant dans la révolution tunisienne, c’est que
tout d’un coup la liberté devenait plus importante que l’indépendance. Moi qui
ai accompagné l’indépendance de la Tunisie, je me rappelle d’un Bourguiba
affirmant tous les jours l’indépendance et menaçant tous les mois la liberté.

On prétend que les révolutions sont faites par les peuples et que ce sont les
opportunistes qui en profitent… Il y a des opportunistes qui en profitent mais
pas seulement. Dans l’histoire des révolutions, il y a eu de grands
révolutionnaires. Il y a eu aussi des itinéraires dévoyés. Castro a conçu la
révolution cubaine, il l’a faite et c’est lui ensuite qui l’a trahi. Ce n’est
pas le peuple cubain.

En ce moment, on fait beaucoup de rapprochements entre la révolution tunisienne
et d’autres grandes révolutions. Je pense à celle de 1789, là nous pouvons dire que ceux
qui font les révoltes, les émeutes, les insurrections, et dans le cas tunisien,
l’immolation, le déclenchement et l’entraînement, sont les peuples. Ensuite, il
s’agit de remplacer un ordre par un autre. C’est cela une révolution. Et c’est
ce qui est le plus difficile pour la simple raison qu’être révolutionnaire est
être, par essence, contre l’ordre. C’est la grande contradiction que vit
aujourd’hui la Tunisie, car il faudrait, de toutes les manières, arriver à
établir un ordre.

Comment voyez-vous la situation actuelle de la Tunisie, vous qui, depuis des
décennies, en êtes un observateur avisé?

Je ne connais pas de révolution qui ne donne pas naissance à des phénomènes telle
la division des révolutionnaires, un danger énorme, ou encore l’apparence de
trahir les promesses. En ce moment même dans le Sud du pays, les populations
peuvent demander pourquoi les mannes de cette famille de gangsters qui
dirigeait le pays ne leur revienne pas? Surtout après la découverte des
images irréalistes du Palais Sidi Dhrif, très mal vécus par le commun des
mortels.

J’ai toujours cru que les Islamistes n’ont vaincu dans les pays arabes que par
l’humanitaire. Tout le monde croit que c’est par la religion, moi je pense que
c’est par l’humanitaire. En Egypte, quand la Sécurité sociale n’est pas assurée
pour les familles, les frères musulmans y veillent. Il serait utile qu’en
Tunisie, les partis modérés et l’Etat soient plus présents et plus actifs dans
les souffrances et les misères du peuple. C’est la seule façon de légitimer la
révolution. Après, il y a bien évidemment des problèmes d’ordre économique tels
les investissements ou le tourisme.

D’ailleurs, j’ai appelé tous mes amis à venir cette année en Tunisie, mais je ne
pourrais malheureusement pas remplir tous les hôtels… En fait, il y a eu toutes
ces promesses faites à la Tunisie à l’international et qui n’ont pas été
concrétisées. Celles du G8 non plus. Pas un dinar n’a été versé de ce côté-là.
Je le regrette énormément et si cela se vérifie, je le combattrai.

Dominique Strauss-Kahn était vraiment décidé à prendre les mesures qu’il faut
pour soutenir des pays comme la Tunisie.

Puisque vous citez DSK, pensez-vous que c’était réellement une affaire cousue de
toutes pièces?

Je ne le pense pas, c’est une affaire incroyable. C’est un homme qui avait des
accès d’érotisme qui, pour la première fois, ont été agressifs. Tout le monde
sait qu’il aime les femmes. En Méditerranée, nous sommes généralement indulgents
sur cela, mais ce n’est pas le cas pour les pays anglo-saxons.

Pour revenir aux révolutions arabes, estimez-vous qu’elles sont identiques ou
plutôt différentes?

Je ne crois pas qu’il existe des similitudes entre toutes ces révolutions. On
veut toujours faire croire qu’il y a une nation arabe, or ce sont des nations
plurielles. Je connais bien les pays arabes et leurs histoires pour en juger.

Prenez l’exemple de deux pays voisins comme la Tunisie et l’Algérie,
historiquement, ils n’ont rien de commun. Il y a des différences de tempérament,
d’histoire, de façon de gouverner, l’attitude et les prises de positions à
l’international.

L’arabisme est une utopie nassérienne qui ne s’est jamais
révélée. Toutes les Unions ont été un désastre. Les Occidentaux
considèrent également que les Arabes sont une seule et unique nation … Ils ont des
excuses, pour eux la même langue et la même religion, ce sont des traits d’unité
importants, ceci n’empêche pas que des dérives existent. Ces travers que vous
dénoncez et que je dénonce avec vous émanent d’une méconnaissance de l’histoire
des pays arabes, ceux qui en parlent n’ont jamais lu Ibn Khaldoun.

Comment jugez-vous, en tant qu’observateur avisé, ce processus démocratique qui
vient tout juste d’être enclenché en Tunisie?


J’ai un optimisme de proximité avec les Tunisiens et j’ai un pessimisme
historique, parce que toutes les révolutions traversent des moments très
difficiles. Les transitions douces sont assez rares, nous les avons vues
uniquement en Tchécoslovaquie avec Vaclav Havel et en Afrique du Sud avec Nelson
Mandela.

Il faut qu’il y ait une personnalité émergente et charismatique qui sache tenir
les rênes du pays. Il me paraît difficile que la mission du Premier ministre se
termine avec les élections. Parce qu’il va falloir diriger le pays le temps que
les élus de la Constituante occupent leur place et démarrent leur mission.

Comment évaluez-vu le soutien de la France à la Tunisie?

Les relations avec la France sont positives. Il y a eu cet incident avec
l’ambassadeur de France au tout début de son arrivée mais il est sage
maintenant, n’est-ce pas?

Pour une fois qu’il y a un ambassadeur qui parle
la langue arabe,…il n’a vraiment pas de chance!