Tunisie : Moncef Cheikrouhou, «Le rôle de l’Etat est de stimuler l’économie par des dépenses, y compris par la dette»

moncef-cheikhrouhou-1.jpgWMC: La dette odieuse, faut-il payer ou restructurer?

Moncef Cheikrouhou: La Tunisie a eu une dette qu’elle a restructurée en nettoyant la structure de son économie. Elle a fait le Plan d’ajustement structurel (PAS). C’était pénible et elle en a payé le prix autant économique que social. A présent, la structure de sa dette est rationnelle, et je préciserais que le pays n’est pas surendetté, en tous cas moins que les principaux pays du G8.

Je me souviens que dans les années 90, l’Algérie a restructuré sa dette et à l’occasion l’idée nous a traversé l’esprit. Alors nous avions consulté Pierre Vernumenn, patron de l’école française de la finance. Il nous a bien consacré une semaine de consultations à titre gracieux. Et au bout du compte, il nous a prouvé, calcul à l’appui, qu’une restructuration nous donnerait un répit momentané. Mais la note du pays chuterait si fort que notre taux de marge triplerait la charge de notre dette future.

Il ne faut donc pas plomber l’avenir de nos enfants. Autant par conviction que par calcul, il vaut mieux payer.

A l’avenir peut-on continuer à s’endetter pour financer notre croissance?

En réalité ce n’est pas parce qu’on n’est pas surendetté que l’on doit s’endetter. Le pays est à un moment de son histoire où il a besoin d’utiliser toutes les ressources possibles pour que la Révolution, qui a démarré, réussisse. Or, pendant les quelques trimestres à venir, seulement quelques trimestres, le pays sera dans un effet de ciseaux négatif comme l’a expliqué le gouverneur de la BCT (Banque centrale de Tunisie) lors du symposium de Carthage pour l’investissement. D’un côté, l’emploi ne va pas s’améliorer tout de suite car l’investissement, comme tout le monde le sait, n’est pas en croissance. Des diplômés nouveaux vont arriver sur le marché du travail dès le mois de juillet. Ceux qui ont perdu leur emploi en Libye sont rentrés.

On aura donc un excédent de demandes d’emploi et l’offre est insuffisante. Or, depuis Keynes, nous savons que le rôle de l’Etat est de stimuler l’économie par des dépenses y compris par la dette. Il s’agit là d’une attitude d’urgence et non d’émergence. La Tunisie fait cela car l’investissement dans la démocratie dans la croissance à 8% est tout proche.

Le ministre des Finances veut créer des véhicules publics de capital, notamment la Caisse des Dépôts et Consignations ainsi qu’un fonds générationnel. Cela pourrait-il débloquer la situation de l’investissement?

Il part d’abord du constat que l’épargne privée est thésaurisée, notamment dans la pierre. Si on aligne des véhicules garantis par l’Etat tel la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) et le fonds générationnel, cette épargne reviendrait dans le système, car elle se sentirait sécurisée. Cette épargne fera l’appoint et c’est toujours moins de dette à lever sur le marché. Nous défendons l’idée qu’il ne faut pas que l’Etat s’endette dès qu’il y a un besoin. Et en effet, avec les véhicules nouveaux qui mettront en place un Partenariat public/privé, la dette qui sera levée, cette fois, le sera via ces institutions.

C’est bien de réunir le «nerf de la guerre», mais n’y a-t-il pas un déficit de visibilité? C’est comme si on ne sait pas où on va.

On ne sait pas où on va demain, c’est vrai. Le temps est l’élément essentiel de la réussite de la révolution tunisienne. Aujourd’hui aucun Tunisien n’a encore voté. Nous ne disposons d’aucun organe légitime de représentation du peuple. Le gouvernement de transition est constitué d’hommes et de femmes patriotes car beaucoup d’entre eux ont renoncé à des plans de carrière et consenti des sacrifices personnels, mais aucun n’a de légitimité. Il faut au plus vite organiser des élections.

Les réformes proposées par le gouvernement actuel constituent, d’une certaine façon, un livre blanc, une feuille de route pour l’avenir?

Non! De mon point de vue, on n’obtient la légitimité que par les urnes. On va devant le peuple et on lui présente des programmes, et c’est lui qui choisira. L’Egypte l’a fait. Elle a soumis son projet de Constitution à référendum et le peuple a tranché. Aujourd’hui, j’entends dire “on décide pour le peuple“. Personnellement je ne suis pas d’accord avec cette attitude.

Faut-il conserver les réformes proposées?

Il faut les conserver tout le temps que le gouvernement est en place. Ce gouvernement doit gérer les affaires courantes comme s’il était appelé à partir demain, de même qu’il doit aussi planifier au mieux qu’il peut pour que cela serve la Tunisie à l’avenir. Tout en sachant qu’il n’est pas éternel, il ne doit pas restreindre son horizon et sa perspective aux deux mois qui lui restent. C’est pour cela qu’il se donne une vision d’avenir. Mais voyez comme le monde nous a fait confiance. Le G8 regarde la date du 14 janvier 2011 comme la chute-bis du Mur de Berlin, notre mur de l’indignité. Nous devons en retour rétablir la visibilité, la démocratie et l’espoir. L’on doit voter.

Le système est en panne, faut-il une rupture ou une refondation?

La vérité, c’est au peuple de se prononcer. Soumettons les deux propositions au peuple qui se déterminera. Il saura faire le bon choix.

L’intégration des régions de l’intérieur est dépendante de notre futur statut avec l’UE. On plaide pour le Statut de membre sans l’adhésion de sorte à avoir accès aux fonds structurels de développement régional. Qu’en pensez-vous?

Cette condition a été essayée par Mme Thatcher. Chaque fois qu’on lui demandait les raisons de ses décisions, elle répondait invariablement, c’est à cause de TINA. Agacée, l’opinion a fini par lui mettre la pression et la sommer de lever le rideau de mystère sur cette «empêcheuse» de tourner en rond. Et Maggie Thatcher de s’expliquer en précisant que c’est «There Is No Alternative». Mais non, il y a toujours des alternatives. La prise de décision doit se faire dans un contexte démocratique et le Parlement validera.

L’intégration des régions de l’intérieur nous apporterait l’appoint de croissance qui nous a manqué?

Du temps où Mansour Moalla était ministre des Finances, le Commissariat au développement régional, présidé alors par Mondher Gargouri, a établi la nécessité de donner un supplément de croissance aux régions défavorisées de sorte à résorber le différentiel de développement. En assurant leur rattrapage, on se donnerait une chance pour une forte dynamique nationale.

C’était encore plausible du temps du gouvernement du Changement à ses débuts quand Mustapha Kamel Nabli était ministre du Développement économique et continuait à travailler dans cette même direction. Plus tard, le gouvernement de Ben Ali a abandonné l’idée. Et c’est dommage. Mais nos deux grands économistes, responsables publics, continuent à être habités par cette conviction que je partage entièrement.

A propos, faut-il l’indépendance de la BCT?

La Tunisie a toujours été en avance en la matière. Souvenez-vous quand Ahmed Ben Salah était à la barre, avec son programme de collectivisation, d’inspiration socialiste, c’est Hédi Nouira, homme de conviction libérale, qui était installé à la rue de la Monnaie. La Tunisie a une tradition d’indépendance plus vieille que l’Europe. J’ajouterais que cette tradition est un garant pour la rationalité.