Tunisie : Lettre posthume à Bourguiba

bourguiba-04042011-art.jpgA 11 ans de votre décès, et à plus de 70 jours de la révolution qui a délogé un
dictateur sombre, je ne sais plus quoi penser ni de vous ni de ma Tunisie.
Continuer à vous détester, découvrir probablement vous aimer ou vous demander
conseil d’outre-tombe. N’ayant connu que la période médiocre de votre
présidence, j’ai pour souvenir que vous avez participé à livrer le pays à une
bande de mafieux incultes qui l’on vidé de sens et de valeurs. De nombreux
Tunisiens et Tunisiennes pensent que vous étiez «une chance pour la Tunisie». Ce
pays était une chance aussi pour vous». Il l’est plus que jamais pour nous!

«Despote éclairé ou visionnaire vieilli», quand vous êtes parti, vous aviez
laissé un pays. Quelque chose de «solide». Un pays moderne et un peuple instruit
qui a mené, deux décennies après, une des révolutions les plus intelligentes qui
soient. Aujourd’hui, cette Tunisie est à la croisée des chemins.

Entre ceux qui prennent leur revanche sur l’histoire en voulant tirer le pays
vers l’obscurantisme et ceux qui n’arrivent à nous dessiner l’avenir; entre ceux
qui n’osent s’engager, concentré sur leurs petits profits; un gouvernement qui
reste approximatif sur les grandes interrogations; les revendications du peuple
et les contre-révolutionnaires qui ne lâcherons pas de sitôt… Où va-t-on?

J’aime ma Tunisie qui m’a permis de vivre en paix et d’être une femme libre,
instruite et indépendante. Musulmane comme bien peu de pays le permettent,
aujourd’hui, je suis en danger, rien que pour aller travailler ou me promener.
Autour de moi, les jupes se rallongent et les libertés se cadenassent.

Malgré un précieux CSP –pour Code du Statut Personnel- et une présence
majoritaire dans plusieurs instances, mes concitoyennes se font exclure. Dans
certaines régions et cercles, on discute, sans détours, d’un retour à la
séparation des sexes à l’obligation du voile. On se hasarderait même à penser
couper les mains des voleurs… Comme si cela était une évidence! Comme si la
révolution avait été faite pour un retour au Moyen-âge.

J’aime ma Tunisie instruite, et bien que laminée par les années Ben Ali,
celle-ci reste éduquée. Quel autre pays aurait pu souffler ce vent de liberté
sur le monde arabe si ce n’est la Tunisie? Mais aujourd’hui, je suis déçue.
Désappointée par une élite qui, sans doute, a été victime et vidée du travail
politique pluriel. Mais en l’état des choses, si peu osent sortir à découvert.

Pour le moment, la plupart des 50 partis politiques pataugent sans adhérents,
sans programmes et sans projets de société. Alors qu’en face, les détracteurs de
la Tunisie moderne gagnent de l’espace sans chercher à s’évertuer
idéologiquement ni à séduire politiquement. Ils sont efficaces, organisés et
occupent le terrain. Les régions déshéritées, les familles dans le besoin, les
jeunes sans espoirs… leur sont probablement acquis. Un peu par accablement mais
beaucoup par intérêts et vils calculs. Qui a dit que la politique était
uniquement une question de principes? Les forces noires manipulent les
réflexions, sillonnent les villes, squattent les associations, achètent les
adhésions, et cannibalisent déjà les voix.

Avec les défaillances de nos élites, ce sont tous les espoirs d’une Tunisie
moderne et démocratique qui risquent de partir en fumée. C’est peut-être une
ironie de l’histoire que de vous demander, avec votre farouche appétit politique
et votre culte de la personnalité, comment faire pour que des leaders
progressistes et charismatiques, s’il y en a, osent enfin sortir de l’ombre.
L’offre politique tunisienne déçoit. Elle provoque le désarroi.

Qui va mener la Tunisie et où va-t-on l’emmener? Le pays est sur les genoux, le
monde nous observe et le peuple attend inlassablement des réponses. Sans avoir
forcément les mêmes objectifs, nous avons un rêve commun, nous voulons une
nouvelle République. Une Tunisie moderne et démocratique, équitable et prospère
qui rende au Tunisien sa citoyenneté.

Seulement, la Tunisie continue d’être partagée en deux. Ceux qui, au vu de la
situation critique, font crédit et attendent. Ceux qui, plus méfiants, veulent
de vraies garanties, que plus rien ne revienne comme avant. Le stratège et
excellent négociateur que vous étiez, peut-il seulement nous dire comment faire
pour que ces deux moitiés d’une même Tunisie ne s’opposent plus. Il s’agit de
les rassembler, au moins de tenter. Un travail que personne, ni partis
politiques ni gouvernement, ne veut ou ne peut faire, du moins pour le moment…
C’en est à se demander, si c’est nous qui méritons vraiment et finalement cette
Tunisie.