Faiza Kéfi : «Les femmes, une force dynamique pour le progrès que personne ne pourra arrêter»

Les longues années de bons et loyaux services rendus à son
pays n’auraient en rien altéré la foi de Faïza Kéfi en sa mère patrie : la
Tunisie. Cette digne héritière du Code du Statut personnel, qui a alterné de
hautes responsabilités dans différents ministères et organismes nationaux, n’a
jamais failli à sa tâche, elle a toujours répondu présente à l’appel du devoir.
Elle qui, dans l’un des innombrables discours prononcés à différentes occasions
à l’échelle tant nationale qu’internationale, appelait à ce qu’hommes et femmes
sans discrimination travaillent ensemble pour le développement de leurs pays.

«L’expérience, disait-elle, ne montre-t-elle pas clairement que dans les
stratégies de survie, en situation de crises et de problèmes sociaux, les femmes
font preuve d’un génie qui est le leur et qu’elles baissent rarement les bras
devant les difficultés de la vie». Elle estimait que les femmes devaient
revendiquer leurs droits au progrès, à participer aux destinées de leurs
familles, de leurs peuples, de la société dans son ensemble et pourquoi pas de
la planète tout entière. «Nous ne sommes pas une bombe à désamorcer. Nous sommes
une force dynamique pour le progrès que personne ne pourra arrêter»,
disait-elle.

Entretien avec Madame la ministre, l’ambassadrice, la présidente de la Cour des Comptes

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: Vous qui avez occupé de hautes positions tant administratives que
politiques, comment analysez-vous aujourd’hui la place de la femme dans le
domaine public en Tunisie ?

Faïza Kéfi : Le statut des femmes tunisiennes a changé, leur situation
économique et sociale aussi. Il est donc normal que leur place dans la
société change et qu’elles soient plus présentes dans l’espace public :
elles vont toutes à l’école, la plupart continuent leur scolarité
secondaire, beaucoup d’entre elles se retrouvent à l’Université et
obtiennent de hautes qualifications. La moitié et même plus des effectifs
des étudiants sont féminins. Le tiers de la population féminine en âge
d’activité est économiquement active et s’emploie dans divers secteurs pas
seulement comme ouvrière ou assistante sociale ou institutrice mais aussi
comme chef d’entreprise, créatrice de site web, médecin, avocate et autres
métiers.

Et ces dernières années, on les voit s’engager résolument dans la société
civile comme bénévoles et se lancer dans une expérience politique comme
membre actif d’un Parti ou comme élue nationale, régionale ou locale. Il y a
vingt cinq ans, en effet, il paraissait normal que la femme soit représentée
de façon mineure dans tous les milieux publics. Aujourd’hui, son absence
ferait scandale et tout visiteur étranger peut immédiatement constater que
l’école, le lycée, l’université sont mixtes, que sur les lieux de travail,
les femmes s’affairent aux côtés des hommes, que dans les files d’attentes
devant les guichets publics, les femmes comme les hommes attendent leur
tour, que les rues, les magasins et les parcs sont fréquentés par les hommes
et les femmes (à l’exception de quelques cafés réservés aux «chicheurs» et
autres joueurs de cartes), que les meetings s’adressent aux deux et que,
souvent, à présent, les orateurs et les présidents sont des femmes.

Oui, le Code du Statut Personnel a fait son œuvre : il a aidé, comme
l’envisageaient ses précurseurs, à changer les mentalités et à faire
accepter aux hommes et aux femmes elles-mêmes que les femmes ne sont pas des
êtres inférieurs, qu’elles ont des droits, qu’elles doivent être respectées,
qu’elles sont, au même titre que les hommes, des acteurs puissants dans tout
ce qui a trait à l’équilibre de la famille et à sa stabilité, à
l’épanouissement des enfants et à leur bonheur, au renforcement des liens
sociaux et à la solidarité, au développement économique du pays, à la
création de richesses et d’emplois et à l’amélioration de la qualité de la
vie. Cette nouvelle perception a contribué à propulser les femmes dans la
sphère publique et cette évolution place les femmes devant de nouveaux défis
et notamment celui de pouvoir jouer son rôle et d’être partie prenante dans
tout ce qui la concerne. Autrement dit, partager le pouvoir de décider,
d’agir et d’influer sur le cours des choses, dans la sphère privée comme
dans la sphère publique et en même temps faire face à toutes les
problématiques du développement, qu’il s’agisse de pauvreté, de chômage des
diplômés, de la violence domestique ou de l’accès aux mécanismes de
financement.

Certains pensent que la femme tunisienne est très présente en quantité et
à tous les niveaux mais pas dans les postes les plus importants. Qu’en
pensez-vous et quels ont été, selon vous, les principaux succès enregistrés
et ou obstacles pour que la femme tunisienne assure pleinement son rôle au
sein de la dynamique politique et économique du pays ?

En quoi, avoir une ou deux femmes aux plus hauts postes et puis, un
désert féminin, serait-il utile à la société et au pays. Il faut, au
contraire, que l’on s’habitue à voir les femmes partout où leur expérience
et leur compétence les conduisent. Qu’elles soient présentes en nombre,
augmente leurs chances d’émerger et d’acquérir une forte légitimité
vis-à-vis de leurs homologues hommes ou femmes. Le quantitatif est donc
important. Aux Nations unies, on parle de «masse critique» à constituer pour
permettre à l’égalité de devenir un mouvement «naturel». Dans notre pays,
les femmes sont de plus en plus nombreuses à accéder aux postes de
responsabilité. Peut-être pas encore assez au haut de l’échelle. Mais cela
viendra. Elles sont déjà bon nombre de chefs de service, sous-directeurs,
directeurs. Les PDG femmes sont en augmentation dans tous les domaines. Au
gouvernement, il y en a ; il y a en eu plus certes, mais il y en aura encore
; dans la diplomatie également. L’important est que nous sachions que les
portes ne sont pas bloquées par des positions négatives bien arrêtées et que
nous soyons assurés que si des compétences féminines existent qu’elles
puissent avoir des chances égales d’accès à la responsabilité et qu’elles ne
sont pas systématiquement écartées parce qu’elles sont féminines.
Inversement, l’idée qu’une femme doit être promue à un haut poste de
responsabilité seulement parce que c’est une femme n’est pas saine. Ce
serait tordre le cou au principe de l’égalité qui signifie «à compétences
égales, chances égales».

On ne voit pas beaucoup de femmes diriger des départements techniques à
quelques rares exceptions comme la vôtre puisque vous dirigez la Cour des
Comptes. Comment l’expliquez-vous, les femmes manquent-elles de compétences
?

Les femmes dans les départements techniques, elles sont là. Mais vous
l’avez dit «on ne les voit pas beaucoup» et c’est sans doute en raison du
caractère même de leur travail ; une femme a été à la tête du Conseil
national du marché financier ; une autre a dirigé l’Agence Tunisienne de
l’Internet. Le Technopôle de l’Ariana, deux importantes banques nationales,
l’Agence de Promotion des Investissements Extérieurs, la Bibliothèque
Nationale, les Archives Nationales, l’Institut Supérieur de la Magistrature,
de nombreux grands Hôpitaux de la capitale ou régionaux, divers centres de
recherches spécialisés pour ne citer que ces institutions sont actuellement
conduites par des femmes. Les exemples ne manquent pas. Il faut noter tout
de même que le phénomène est récent et qu’il est le résultat de l’impulsion
du chef de l’Etat en personne. Il est vrai que les femmes manquent souvent
de visibilité et que pour beaucoup de décideurs, encore, dirigeant, manager,
chef, ne se conjuguent pas au féminin. Le temps et la volonté de changer
l’ordre des choses feront tôt ou tard leur œuvre.

Vous avez déclaré lors d’une interview publiée sur un site électronique :
«Le courage des femmes m’a poussé chaque jour à aller plus loin. Leur
ambition est devenue mon seul modèle
», et encore : «C’est ça la Tunisie
aujourd’hui, les femmes qui se démarquent en restant femmes. Il faut imposer
sa personnalité, quitte à faire grincer quelques dents
». Expliquez-nous…

Je me référerais sans doute à ce que je viens de dire: Tous les hommes
n’admettent pas toujours d’être dirigés par une femme, et quand c’est le
cas, ils voudraient que leur dirigeante se conduise comme un homme : oublier
qu’elle a une famille, un devoir de solidarité avec les femmes, ne pas
exprimer de besoins spécifiques. Elle doit entrer dans le moule des
dirigeants hommes. Or, cela aussi doit changer : femmes nous sommes, femmes
nous resteront, mais avec une position, une vision, des perspectives et des
ambitions nouvelles.

Vous avez également déclaré : «Je crois aux vertus de la transparence, de
l’honnêteté et de la sincérité, qui sont seules capables de mobiliser les
forces autour de soi
». Est-ce ce qui explique votre maintien à la Cour des
Comptes ?

Je puis vous assurer que l’apprentissage à ces valeurs est quotidien et
je m’efforce constamment de m’y conformer. Est-ce une condition suffisante
pour mon maintien à la Cour des Comptes ? Nécessaire oui, suffisante non.
Confiance, engagement et travail sont aussi déterminants. Je puis vous dire,
en tous cas, que c’est un travail passionnant que j’accomplis avec des
personnes passionnantes et hautement compétentes, et j’en suis très fière.

Quel regard portez-vous sur les années que vous avez passées à diriger la
Cour des Comptes et à ce jour ? Pensez-vous que vous avez œuvré pour
repenser le rôle de cette Cour ou sur un tout autre volet travaillé pour que
cette haute instance de l’Etat communique plus avec le grand public dans un
souci justement de transparence ?

Les années passées à la Cour m’ont donné énormément de satisfaction. J’ai
trouvé une institution respectée et crédible, bien organisée et
hiérarchisée, rigoureuse et laborieuse. Il lui manquait de s’adapter aux
technologies nouvelles, d’enrichir la palette de ses contrôles et de
s’ouvrir sur son environnement national et international. Des équipes et des
projets ont été mis en place à l’effet de répondre à ces besoins.
Décloisonnement, mobilité, décentralisation et qualité sont les maîtres mots
de notre action. Nous sommes sur le Web et le grand public peut se faire une
idée de notre travail.

Quels enseignements tire Faiza Kéfi la femme publique de toutes ces
années passées au service de l’Etat et du peuple tunisien ?

Servir mon pays a été, pour moi, une immense fierté. Je l’ai toujours
fait avec une grande conscience de mes responsabilités. J’ai toujours essayé
de faire du mieux que je pouvais. J’en ai retenu que seuls l’effort et le
travail sont récompensés sur le long terme et vous attirent le respect et la
reconnaissance, qu’il ne faut rien attendre en retour sinon de l’estime de
soi et des autres. Qu’il faut toujours donner du temps au temps et ne jamais
prendre de décision sous la colère ou impulsivement. Que pour réussir en
tant que femme, il faut toujours compter sur l’appui de sa famille, et, si
conjoint et enfants il y a, ils doivent occuper une place de choix dans
votre vie de femme active et enfin, qu’il faut préparer très tôt et
minutieusement sa retraite… une retraite active bien entendu !

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