Dans cette seconde partie, Hédi Dahmen approfondit les paradoxes et les zones d’ombre de la réforme du Code du travail. Il interroge les risques de criminalisation des pratiques RH, les déséquilibres salariaux, et l’exclusion persistante des travailleurs informels. À travers une analyse lucide, il appelle à une législation plus souple, inclusive et adaptée aux réalités du terrain
Une réforme structurelle : 22 articles touchés
La réforme touche 22 parties du Code du travail, notamment la définition du contrat de travail. Le passage des contrats à durée déterminée (CDD) vers des contrats à durée indéterminée (CDI) vise à renforcer la stabilité dans le secteur privé. Le secteur public, lui, est concerné par un texte annexé.
Ce changement répond à une volonté de régulariser des formes d’emploi déguisées, qui concernaient près de 60.000 travailleurs. Mais cette transformation soulève des questions, notamment sur l’impact économique pour les entreprises, les structures de l’État et les contractuels eux-mêmes.
Stabilité, mobilité et paradoxe
La réforme cherche à concilier stabilité de l’emploi et mobilité professionnelle. Le contrat de travail devient plus souple, pouvant être rompu avec préavis, permettant au salarié de changer de carrière sans perdre ses droits fondamentaux.
Mais ce modèle, inspiré d’une logique de liberté économique, soulève des paradoxes. Il n’a pas été élaboré dans un cadre de concertation préalable, et sa mise en œuvre risque de poser problème, notamment en matière de sous-traitance et de transfert dans le secteur public.
Un impact budgétaire différé
Les effets de cette réforme ne seront pas visibles immédiatement. C’est à partir de l’année prochaine que l’impact se fera sentir, notamment sur les budgets liés aux ressources humaines, à la formation, aux projets de développement et à l’investissement des entreprises.
Chaque entreprise ayant une stratégie étalée sur trois à cinq ans, cette réforme risque de freiner les décisions d’investissement et de ralentir les projets en cours.
Une équation globale, pas seulement syndicale
Pour Dahmen, la question de l’emploi dépasse désormais le cadre syndical. Elle devient une équation globale, touchant à la stabilité, à la compétitivité et à la responsabilité collective. Pourtant, les 17 réserves soulevées par les partenaires sociaux n’ont reçu aucune réponse du législateur ni du Parlement.
Un observatoire embryonnaire tente de suivre l’évolution de l’applicabilité de cette réforme, mais les premiers constats ne sont pas encourageants. Le texte ne cherche pas à stimuler l’emploi, ni à anticiper son avenir, ni sur le plan qualitatif ni quantitatif.
Criminalisation et confusion juridique
L’un des points les plus préoccupants concerne la criminalisation de certaines pratiques RH. L’amalgame persistant entre sous-traitance, prestation de service et externalisation de la force de travail expose les responsables à des sanctions pénales : jusqu’à six mois d’emprisonnement et 10.000 dinars d’amende pour une interprétation jugée erronée.
Même les pays les plus restrictifs en matière de législation sociale n’ont pas franchi ce seuil. Cette confusion juridique crée un climat d’insécurité pour les employeurs et les gestionnaires RH.
Des paradoxes sociaux et économiques
Le transfert des surplus d’employés du secteur public vers des offices spécialisés pose des problèmes d’applicabilité. Par ailleurs, certains corps d’ouvriers dans les banques et les assurances pourraient percevoir des salaires supérieurs à ceux des médecins, en raison de l’intégration de fonctions auparavant sous-traitées.
Ce bouleversement des équilibres salariaux et contractuels interroge sur la cohérence du système. Pour Dahmen, la finalité doit rester la valorisation de la personne et la responsabilité partagée.
Une réforme attendue depuis 20 ans
Dahmen rappelle qu’un texte de loi visant à encadrer la flexibilité avait été proposé dès 2002, sans jamais aboutir à une concertation réelle entre les parties prenantes. Il plaide pour une éthique professionnelle fondée sur la responsabilité, au-delà des types de contrats.
Le secteur informel et les travailleurs des plateformes
La réforme ignore une réalité majeure du marché tunisien : le travail vulnérable et informel. Les travailleurs des plateformes – livreurs, auxiliaires de vie, transporteurs – sont estimés à 68.000 personnes, sans contrat, sans protection, ni CDD ni CDI.
Le travail à domicile, pourtant en expansion, est considéré par la législation tunisienne comme une forme de travail indécent, sans garantie en cas d’accident, de maladie professionnelle ou de perte de productivité.
Des barrières à l’accès aux marchés
Dahmen évoque un autre paradoxe : les exigences de garantie financière pour accéder aux marchés publics ou privés. Des montants allant jusqu’à 800.000 dinars sont demandés, bloquant l’accès aux PME. «Le classement en garantie devient plus lourd que le capital lui même», alerte-t-il.
Une réforme à repenser
Dans un salon de l’emploi, cette réforme apparaît comme un oxymore. Elle soulève des paradoxes profonds, entre stabilisation et inconfort, entre ambition sociale et blocages économiques. Pour Dahmen, l’avenir de l’emploi repose sur l’intelligence collective, la souplesse législative et la capacité à inclure tous les acteurs, notamment les jeunes et les travailleurs informels.
Amel Belhadj Ali


