Le nouveau Code du travail tunisien, censé corriger des abus et renforcer les droits des salariés, a provoqué un séisme dans le monde entrepreneurial. Khalil Labidi, économiste et expert en investissement, revient sur les effets inattendus d’une réforme appliquée sans transition, sans concertation, et sans vision à long terme. Entre rétroactivité brutale, sous-traitance mal encadrée et perte de confiance des investisseurs, il appelle à repenser le lien entre justice sociale et vitalité économique.
Entretien :
Le nouveau Code du travail a soulevé un tollé. Certains expliquent cette réaction par les abus qui ont eu lieu — c’est d’ailleurs la logique avancée par les pouvoirs publics pour justifier la révision de la dernière loi. Mais l’impact a été extrêmement grave sur le tissu entrepreneurial en Tunisie, qu’il s’agisse de grands groupes tunisiens, de banques ou de multinationales. Votre avis ?
Parlons d’abord de cet impact. La refonte était attendue, car comme vous venez de le dire, il y a eu beaucoup d’abus. Des sociétés ont profité du cadre réglementaire existant pour exploiter la main-d’œuvre, tout simplement. On le dit très clairement.
Mais le problème, c’est la manière dont les choses ont été faites. Nous ne sommes pas contre le fait de corriger une situation qui dure depuis longtemps — précarité de l’emploi, absence de protection, etc. Ce changement est nécessaire, et le point le plus positif du nouveau Code, c’est l’amélioration de la situation sociale et salariale des employés, qui sont généralement la partie faible dans un contrat. C’est un atout. Personnellement, je pense qu’il fallait le faire. Il y avait un besoin, une situation précaire.
Mais la question, c’est : comment le faire ? Et surtout, comment cela a été fait ?
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« Le problème n’est pas la réforme en soi, mais la manière dont elle a été appliquée, sans transition ni concertation. Une loi ne peut pas changer la donne du jour au lendemain. »
Vous remettez en cause l’approche adoptée pour la promulgation d’une telle loi ?
Effectivement. Une loi comme celle-ci ne peut pas venir changer les choses du jour au lendemain, et encore moins être rétroactive. Il y a eu rétroactivité et changement instantané. Il aurait fallu accorder au moins une période d’au moins une année pour permettre aux gens de se préparer.
Le problème le plus épineux pour un investisseur, c’est l’instabilité juridique. En début d’année, on prépare les budgets, on planifie, on fait le bilan de ce qu’on a et de ce qu’on n’a pas. Quand on est informé à l’avance, on peut se préparer, on peut accepter et vivre avec. Mais quand ça tombe comme ça, avec des répercussions aussi brutales, ça devient très difficile.
On aurait pu améliorer la situation des employés tout en gardant un système qui offre un peu de flexibilité à l’employeur. Il faut avoir un minimum de confiance dans l’employeur. Un employeur qui a une affaire florissante, qui travaille bien, qui est content de ses employés — c’est lui qui va courir après la compétence. Parce que la compétence ne courent pas les rues, elle n’est pas que dans les cols blancs, elle est partout. Donc c’est lui qui la cherche.
Obliger un chef d’entreprise à recruter tout le monde d’un seul coup engendre des coûts extraordinaires et peut causer des difficultés à l’entreprise.
Ne pensez-vous pas que certains abus venant de certaines agences d’intérim ou de sous-traitance ont été à l’origine de la promulgation d’un nouveau code du travail aussi coercitif ?
Je n’ai pas encore parlé de la sous-traitance, qui est aussi très problématique. C’est une partie qu’il fallait absolument traiter. Pourquoi ? Parce que certaines sociétés se sont insérées entre l’employeur et l’employé, et sont devenues le maillon fort de la chaîne.
Elles ont gagné beaucoup d’argent sur le dos des travailleurs. Prenons un exemple concret: on aurait pu établir une charte nationale, applicable à toute la Tunisie, qui fixe les droits fondamentaux des travailleurs — un salaire minimum, des garanties sociales, des plafonds de marge pour les sociétés intermédiaires.
Par exemple, une entreprise d’intérim ne devrait pas pouvoir prélever plus de 30 % sur le salaire versé par la société cliente. C’est une piste.
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« L’instabilité juridique est le pire ennemi de l’investissement, car elle détruit la confiance. Et sans confiance, aucun investisseur — local ou étranger — ne prend de risque. »
Mais au lieu de sécuriser les travailleurs, on a laissé les agences d’intérim dans une zone floue. Ces agences ont pourtant une souplesse précieuse : elles peuvent placer leurs employés dans différentes entreprises, selon les besoins. On aurait pu imaginer un système où le travailleur bénéficie d’un CDI au sein de l’agence d’intérim, qui le place ensuite selon les missions. Cela aurait offert une sécurité totale au salarié, tout en répondant aux besoins des entreprises. Pourquoi ne pas avoir sécurisé les travailleurs au sein même des agences d’intérim ?
Grâce à l’intérim, lorsqu’un agent de sécurité tombe malade, il est immédiatement remplacé. Idem pour une femme de ménage. Ce système permettait de gérer le quotidien avec souplesse et efficacité. Aujourd’hui, cette capacité est mise à mal. Il y avait un rééquilibrage à faire : la société cliente — banque, assurance, grand groupe — payait des salaires conséquents pour des services de gardiennage ou de nettoyage.
Mais les travailleurs, eux, touchaient des salaires de misère, tandis que l’intermédiaire engrangeait une marge élevée.
Pourquoi ne pas avoir encadré cette marge pour redistribuer équitablement la rémunération ?
L’intervention nécessaire était là : rééquilibrer le système. La société cliente continuerait à payer le même montant, mais le salarié gagnerait davantage, et l’agence d’intérim conserverait une marge raisonnable. C’est ça, la solution.
Pourquoi, dans les exceptions à la sous-traitance, le gardiennage et le nettoyage ont-ils été exclus ?
C’est pourtant le secteur le plus concerné par la sous-traitance. Une bonne sous-traitance, bien cadrée, avec des conditions de travail dignes, aurait pu améliorer la situation.
Pourquoi une banque ou une société informatique devrait-elle recruter elle-même un gardien de jour et un gardien de nuit ? Que faire si l’un tombe malade ? Qui contrôle son travail ? Une banque ne peut pas gérer cela en interne.
Le remplacement d’un gardien, c’est une logistique : il faut des caméras, des contrôleurs, des procédures. Le gardiennage aujourd’hui est une industrie, un savoir-faire. Ce n’est pas juste recruter quelqu’un au hasard. Pourquoi ne pas reconnaître le gardiennage comme une industrie à part entière, avec ses standards et ses exigences ?
Un autre exemple : beaucoup d’entreprises prévoyaient de recruter leurs propres gardiens. Et maintenant ? Elles se dotent de services de sécurité ultra sophistiqués. Au moindre incident, c’est la panique. Heureusement, les agences de sécurité sont là, elles interviennent immédiatement.
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« Les agences d’intérim ont été diabolisées, alors qu’elles pouvaient, au contraire, offrir une sécurité totale aux salariés tout en maintenant la flexibilité des entreprises. »
À cause du nouveau code du travail, des personnes ont perdu leur emploi. Et c’est bien là le malheur : nous sommes en train de promulguer des lois, sans véritablement étudier leur impact à moyen et long terme. Qu’en pensez-vous ?
Là c’est le deuxième problème, lié au premier : la loi a été appliquée de manière rétroactive, et les exceptions à la sous-traitance ont été exagérées. Résultat : les banques, les assurances, la majorité des sociétés n’avaient pas prévu dans leurs statuts une catégorie pour cette frange de travailleurs.
Comment intégrer ces travailleurs dans les statuts existants ? Avec quels droits ? Dans quelle catégorie ? Si on avait pris son temps, consulté, étudié, tout le monde aurait pu adapter ses statuts, créer les conditions nécessaires. Mais on ne l’a pas fait. Et aujourd’hui, la grande question reste : comment intégrer ces personnes ? Cette question est toujours sans réponse.
Troisième point : les décrets d’application. À ce jour, beaucoup d’interprétations sont faites par l’administration. Et on sait que lorsqu’elle intervient dans des missions de contrôle, le bénéfice du doute est toujours accordé à l’administration, jamais à l’entreprise. Ce n’est pas une bonne chose.
Pourquoi l’administration bénéficie-t-elle systématiquement du doute, au détriment des acteurs économiques ?
C’est une longue tradition tunisienne. Mais tout cela mène à quoi ? À une perte de confiance. Un investisseur, qu’il soit tunisien ou étranger, est toujours en contrat avec l’État. Il y a des règles du jeu. Et quand ces règles changent brutalement, sans préavis, la confiance s’effondre.
Jean-Paul Sartre a dit une phrase extraordinaire : « La confiance se gagne en gouttes, mais elle se perd en flots. » Et dans le domaine de l’investissement, une seule mauvaise mesure peut nécessiter mille bonnes mesures pour être compensée.
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« L’employé et l’employeur ne sont pas adversaires, mais partenaires d’un même projet. »
Comment restaurer la confiance après une réforme brutale ?
Au-delà des chiffres et des statuts, il y a une vérité simple : l’employé et l’employeur ne sont pas adversaires, mais partenaires d’un même projet. Réformer, oui — mais sans précipitation, sans fracture, et surtout sans perdre ce qui fait la force d’un pays : la confiance.
Employé et celui Employeur sont du même côté. Il faut une entreprise florissante, qui gagne de l’argent, pour qu’elle puisse embaucher, offrir des conditions de travail dignes, des salaires justes et des employés compétents, dévoués et engagés pour assurer la pérennité et la prospérité de l’entreprise.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali