SyndicatLogiquement, quelle que soit l’issue du bras de fer qui oppose actuellement l’exécutif et l’UGTT, on doit s’attendre, tôt ou tard, à de profonds changements en matière de représentation syndicale des travailleurs. Certains observateurs de la chose tunisienne estiment qu’au regard de la dégradation avancée des rapports entre le régime politique en place et l’UGTT d’une part, et de la défiance criante qui prévaut entre la centrale syndicale et le commun des usagers des services publics (santé, éducation, transport…), d’autre part, le moment semble plus que jamais propice pour refonder le syndicalisme tunisien sur de nouvelles bases mieux adaptées à la réalité socio-économique du pays.

Un monopole historique fragilisé

Le monopole qu’a exercé, depuis l’accès du pays à l’indépendance et jusqu’à ce jour, l’UGTT sur le syndicalisme tunisien n’est plus de mise. Il est important de signaler que ce monopole n’a pu perdurer plus d’un demi-siècle que grâce, non pas à la capacité militante des syndiqués et encore moins à la compétence de ses dirigeants, mais à la complicité des régimes politiques qui se sont succédé à la tête du pays depuis l’indépendance. Sous prétexte que la centrale syndicale jouissait de l’exceptionnalité historique d’avoir contribué de manière significative à la libération nationale du joug colonial, l’UGTT a évolué dans le sillage des pouvoirs politiques et a bénéficié d’importants avantages.

Des privilèges financiers considérables

Au nombre de ces avantages figurent le monopole de représenter, de négocier seule les augmentations salariales et surtout le bénéfice de ressources financières régulières et fixes à travers les retenues à la source des cotisations des travailleurs à la centrale syndicale. Ces cotisations, qui étaient de l’ordre de 1% au temps de Bourguiba et de Ben Ali, ont été triplées par les islamistes au pouvoir (2011-2021). Une manne considérable lorsque l’on sait que l’UGTT compte environ 700.000 adhérents.

« Revendiquer des droits sans créer de richesses est une impasse. »

Dérives et immixtion dans la sphère politique

Grisée par ce confort financier et exploitant la déliquescence de l’État durant « la décennie du chaos » (2011-2021), la direction actuelle de l’UGTT, dont le mandat a duré une dizaine d’années, a fait la pluie et le beau temps. Forte de la préservation de ses structures après le bouleversement du 14 janvier 2011, elle a été responsable de multiples dérives syndicales, bien éloignées de sa mission principale : défendre les intérêts des travailleurs et les sensibiliser à leurs droits et devoirs envers leurs employeurs publics et privés.

La centrale a profité de l’instabilité politique et des difficultés financières pour s’immiscer dans les décisions politiques et économiques, normalement du ressort exclusif de l’exécutif.

Au plan politique, gonflée par le prestige acquis lors du dialogue national de 2014 — récompensé par le prix Nobel de la paix en 2015 —, l’UGTT s’est permise d’intervenir dans la nomination des ministres et d’appuyer publiquement certains partis politiques, en particulier sur le portefeuille des Affaires sociales.

Blocages économiques majeurs

Au plan économique, l’UGTT a bloqué systématiquement des réformes structurelles essentielles : éducation, compensation, entreprises publiques, transition énergétique, caisses de sécurité sociale… Son influence a été telle que le FMI avait envisagé, à un moment, d’exiger sa participation à la délégation officielle tunisienne lors de négociations pour un crédit, à l’époque de Youssef Chahed.

Une image publique dégradée

Sur le plan de l’image, la centrale a choqué l’opinion publique ces dix dernières années par des dépenses ostentatoires, alors que le pays compte plus de 600.000 chômeurs, se trouve au bord de la faillite et que de larges pans de la population vivent dans la précarité. La réhabilitation de ses anciens locaux pour environ 30 MDT ont heurté la sensibilité des Tunisiens et creusé la défiance.

« Le pluralisme syndical est la clé d’un dialogue social équilibré. »

La grève de juillet 2025, point de rupture

Point d’orgue de cette exaspération : la grève générale des transports des 30 et 31 juillet et 1er août 2025. Déclenchée en pleine canicule estivale, elle a été perçue par les usagers davantage comme une sanction que comme une revendication.

Retour aux valeurs fondatrices du syndicalisme

Face à ces dérives, de nombreux observateurs estiment que l’État doit engager d’urgence une refondation du syndicalisme tunisien, inspirée des valeurs défendues par Mohamed Ali Hammi, fondateur du premier syndicat national en 1924 : liberté, mutualisme, pluralisme.

La priorité serait de mettre fin au monopole de l’UGTT et d’instaurer un véritable pluralisme syndical, garantissant à tous — travailleurs, agriculteurs, chefs d’entreprise — le droit d’adhérer au syndicat de leur choix, conformément à la législation tunisienne et aux conventions de l’OIT.

« Des syndicats forts sont indispensables à une véritable démocratie sociale. »

Quatre réformes pour un syndicalisme rénové

  1. Réviser le droit de grève dans les secteurs sensibles (santé, éducation, transport…) en prévoyant des mécanismes atténuant l’impact sur les citoyens (réquisitions, services minimaux).
  2. Réformer la représentation au CNDS pour intégrer tous les syndicats légalement constitués, et non plus seulement les « organisations nationales » historiques.
  3. Mettre fin au corporatisme qui consiste à revendiquer sans créer de richesses, en diffusant une culture équilibrée des droits et des devoirs, notamment auprès des jeunes générations.
  4. Supprimer les retenues automatiques des cotisations syndicales au profit exclusif de l’UGTT, ou les généraliser à tous les syndicats si elles sont maintenues.

Des syndicats forts, garants de la démocratie sociale

Au-delà des dérives constatées, des syndicats puissants et bien gérés restent essentiels pour construire une véritable démocratie sociale, aux côtés d’une justice indépendante, d’une presse libre et d’un parlement élu démocratiquement dans la transparence.

Abou SARRA

EN BREF

  • Bras de fer entre l’exécutif et l’UGTT, sur fond de perte de confiance publique.
  • Monopole syndical historique et avantages financiers considérables remis en cause.
  • Dérives : ingérence politique, blocage de réformes et dépenses ostentatoires.
  • Grève des transports de juillet 2025, symbole de la rupture avec les usagers.
  • Appel à un pluralisme syndical et à quatre réformes pour moderniser le secteur.