Imaginez le dirigeant d’une PME qui souffre de problèmes persistants de trésorerie et de performances chétives, se rendre à chaque fois à sa banque ou à d’autres établissements financiers en quête de prêts successifs pour couvrir ses dépenses courantes. Ce manager, ne restructure pas, ne révise pas son mode de management, ne s’engage pas suffisamment et sérieusement dans l’amélioration des performance de son entreprise. Il se contente de contracter des prêts. Combien de temps pourrait-il tenir ? Et surtout jusqu’à quel point ses prêteurs continueront à lui témoigner leur confiance et à lui accorder des prêts ?

Cette même logique s’applique à l’État tunisien qui a dépassé les niveaux raisonnables de soutenabilité de la dette sans avoir réussi à donner un coup de fouet à l’économie nationale pour créer de la croissance.

Un État dans l’incapacité, à ce jour, de réaliser des excédents budgétaires permettant de rembourser sa dette tout en préservant les fondamentaux économiques.  0,4% de taux de croissance en 2023, 0,2% au premier trimestre 2024, il n’y a aucune gloire à cela !

Le cercle vicieux des dettes de l’État ne date pas d’aujourd’hui. Il a tristement démarré en 2011 et ne s’est pas arrêté depuis. Les gouvernements de 2011/2012/2013 ont englouti les réserves de l’État résultant de la privatisation de Tunisie Télécoms et des dividendes de la banque centrale, soit prés de 5 milliards de dinars dans le but d’acheter la paix sociale car incapables de convaincre par la logique d’État, la compétence et l’efficience, ils ont préféré la solution de facilité : « donnons leur ce qu’ils veulent, ils nous laisseront faire ce que nous voulons ».

Ce fût la spirale des augmentations salariales sans aucun rapport avec travail, productivité ou croissance. Il y’a eut aussi les recrutements massifs des adeptes de la Nahdha mais aussi des prisonniers de droit commun libérés grâce à l’amnistie générale et qui ont pu réintégrer leurs postes sous l’œil protecteur des syndicats, conjuguées à cela toujours des revendications accompagnées de grèves successives.

Les recrutements ont été suivis de la reconstitution des carrières, conséquence : après avoir vidé les caisses de l’État, les experts économiques post 14 janvier se sont tournés vers l’endettement. Un endettement qui n’a pas servi à de grands projets structurants mais à couvrir les dépenses publiques et principalement les salaires.

Plus l’État emprunte, plus les taux d’intérêts des prêts contractés sont élevés et plus le montant final qu’il doit rembourser est également élevé ce qui occasionne un poids supplémentaire sur ses finances et rend encore plus difficile le remboursement de la dette.

Les têtes changent, la réalité ne change pas !

On espérait un changement de cap en 2019 mais non, les gouvernements qui se sont relayés à la Kasbah ont continué de plus belle, rattrapés par le Covid+ et ensuite par la guerre entre la Russie et l’Ukraine.

Rejetant tout accord avec le FMI par souverainisme économique (sic) la Tunisie s’est enlisée dans de nouveaux prêts venant de différents partenaires nationaux et internationaux (re-sic).

Pour rappel, l’encours de la dette publique a atteint 124,6 Milliards DT en 2023, soit 80% du PIB, contre seulement 43% en 2010 et il ne risque pas de décroître cette année. La dette par habitant, selon une étude de lITCEQ est passée de 2,43 milles Dt en 2010 à 10,3 milles Dt en 2023, soit un taux d’accroissement global de l’ordre de 330%. Un rythme de croissance accélérée qui excède celui de la croissance économique surtout au cours de la période 2014-2018.

6 ans après, qu’en est-il ? Le parlement élu en décembre 2022 sis à l’ARP 2023 a, probablement, approuvé plus d’accords de prêts que de lois orientées vers l’amélioration des performances économiques et du climat d’affaires.

L’endettement extérieur a accaparé en moyenne 64% de la dette publique entre 2011 et 2023 et représente 64% de l’encours de la dette en 2023 contre 61% en 2010. La dette intérieure s’est aussi amplifiée depuis 2021 pour satisfaire aux besoins de financement du budget de l’État face au durcissement des conditions du financement extérieur.

Une situation plus que préoccupante si l’on considère les critères de soutenabilité dégagés par plusieurs études et approches en la matière. Commentaire de l’économise Hechmi Alaya : “L’État tunisien commence à subir les conséquences désastreuses de la chute de l’activité économique et de sa politique du « compter sur soi », portée par son refus de pactiser avec le FMI. L’argent public qu’il récolte grâce aux impôts est de moins en moins abondant et est de moins en moins en mesure de couvrir les dépenses requises, pour payer les salaires, honorer le service de sa dette et acheter la paix sociale. Pour se tirer d’affaire, il doit s’endetter toujours un peu plus. Face au mur quasi infranchissable de la finance extérieure qu’il a lui-même érigé, sa gestion calamiteuse se nourrit des tombereaux de liquidités déversés par la Banque centrale et les banques. Ce faisant, il aggrave l’assèchement du crédit aux entreprises, la déprime de l’économie, la montée du chômage et la résilience de l’inflation”.

Commentaire de l’économise Hechmi Alaya : “L’État tunisien commence à subir les conséquences désastreuses de la chute de l’activité économique et de sa politique du « compter sur soi »

La Tunisie a-t-elle perdu les pédales ?

Nous sommes aujourd’hui à un taux d’endettement d’environ 90% du PIB. La Tunisie a-t-elle perdu les pédales ? A-t-elle choisi de vivre à crédit ? Et jusqu’à quand ? 13 ans après 2011, on réalise que la paix sociale, les allégeances partisanes, électoralistes ou idéologiques, le management approximatif des finances publiques et l’absence de politiques économiques efficientes et réalistes ont coûté cher au pays.

Il n’y a eu aucun retour sur investissement, qu’il s’agisse des prêts contractées ou de l’augmentation des salaires. Nous n’avons pas assisté à de grands investissements publics, nous n’avons pas observé une augmentation de la productivité. Bien au contraire, nous avons assisté à une frénésie de grèves et de sit-in qui ne se sont calmées que depuis deux ans.

Cet apaisement a-t-il permis d’améliorer la situation économique ? A-t-il modéré l’appétit tunisien quant aux emprunts à tout va ? Très peu ! Car ce qu’on refuse d’admettre, dans notre égarement populiste, est que seul un accord équilibré négocié avec le FMI peut donner à la Tunisie les moyens de se remettre en selle. Un accord qui prend en compte les contraintes socio-économiques du pays ce que le Fonds ne rejette pas.

Son exigence que l’État réponde à des conditions de bonne gestion pour garantir le remboursement des prêts ne doit en aucun cas nous effrayer ! D’autant plus que le Fonds a montré une certaine souplesse dans les négociations dont la levée progressive des subventions tout en préservant les classes défavorisées, la restructuration des entreprises publiques viables et l’assainissement des autres.

Seul un programme de réforme complet et douloureux peut sauver la Tunisie de la ruine financière

Dans l’attente, les besoins du pays sont de plus en plus importants face à une croissance anémique pour ne pas, carrément, dire une absence de croissance. Les dépenses ont augmenté, les ressources propres n’ont pas suivi au même rythme et l’engagement de la Tunisie pour rembourser ses dettes extérieures quelle qu’en soit le prix, n’a pas failli.

Résultat des courses toujours plus de dettes. En 2021, 2022 et 2023, nous avons obtenu plus de 22 milliards de dinars de prêts internes et externes. Si nous y ajoutons l’endettement prévu pour 2024 qui est de l’ordre de 29 milliards de dinars, nous dépasserons les 50 milliards de dinars au bout de 4 années ce qui est surréaliste !

Dans l’attente, les intérêts de la dette ont plus que triplé entre 2010 et 2023 représentant l’équivalent de 15% des recettes fiscales en 2023 contre 9% en 2010. Une évolution expliquée par l’augmentation de la part de la dette intérieure qui s’est accrue d’un taux annuel moyen de 11,5% contre 7,1% pour la dette extérieure.

Quant au principal de la dette publique, estime-t-on à l’ITCEQ, il a enregistré une hausse de 12,6% en moyenne durant la période 2010-2023 sur fonds d’augmentation sans précédent de la dette extérieure surtout grâce aux différents programmes d’appui budgétaire contactés dans le cadre multilatéral en appui aux réformes et à la stabilisation macroéconomique.

Les recettes fiscales ne suffisent pas à couvrir les dépenses de l’État !

Quid des recettes fiscales capables de permettre à l’État de rembourser ses dettes en l’absence de croissance économique ? Supposons qu’à fin 2024, nous arrivions à réaliser 2% de taux de croissance multipliant par 10 les réalisations du premier trimestre de l’année, cette croissance pourrait-t-elle dégager suffisamment de cash, de recettes pour couvrir les dépenses courantes et rembourser et le principal et les intérêts des prêts ? Peu probable !

Quid des recettes fiscales capables de permettre à l’État de rembourser ses dettes en l’absence de croissance économique ?

Seul l’investissement public est capable par son effet levier d’initier une véritable croissance or le titre II qui comprenait les dépenses de développement a presque disparu du lexique des différentes lois de finances ces dernières années.

Les impôts rentrent mal et Hechmi Alaya de rappeler que dans son projet de budget 2024, l’État s’attend à ce que l’impôt lui rapporte plus de 44 milliards de dinars, soit une augmentation de près de 11,6% par rapport à 2023. Or, au premier trimestre, les recettes fiscales n’ont augmenté que de 6,5% sur un an. En cause, l’activité économique qui est loin de retrouver le souffle pourtant coupé qu’elle avait avant la crise de la Covid.

Des solutions ? Le gouvernement Hachani pourrait donner un coup de fouet à l’économie nationale s’il active rapidement les réformes et prend en compte les recommandations prônées par l’ITCEQ dans son étude “Soutenabilité de la dette publique” publiée au mois de mars 2024.

L’ITCEQ recommande d’agir sur la charge et la maturité de la dette par une monétisation conditionnée à travers une promotion de la dette extérieure orientée projet, en la convertissant en investissement et en optant vers un rééchelonnement choisi.

Le fardeau de la dette de la Tunisie est une bombe à retardement qui pourrait faire dérailler l’avenir du pays

L’Institut appelle à la création d’une  agence pour la gestion de dette publique (Agence Tunisie Trésor), la restructuration des finances publiques, une réforme fiscale dont la simplification de la législation et le déplacement de la fiscalité du travail vers d’autres assiettes, la rationalisation des dépenses de gestion en préservant la qualité et la productivité du secteur public, l’orientation des dépenses publiques vers le développement et l’investissement, la redynamisation de l’investissement et la relance de l’économie pour créer suffisamment de richesse pour régler aisément la dette.

Ce qui ne peut se faire sans l’amélioration du climat des affaires et la protection des entreprises et des ménages. Lutter contre l’informalité et engager la transformation structurelle de l’économie nationale en ciblant les secteurs à haute valeur ajoutée et à fort contenu en savoir à travers la transition numérique et écologique sont les dernières recommandations de l’ITCEQ.

Maintenant la question à 1 million de $ : qui a lu, en lui accordant l’intérêt du, le rapport de l’ITCEQ ?

Deuxième question : si ce rapport a été lu par les décideurs, comptent-ils adopter les recommandations des analystes experts de l’institut ou continuer à naviguer à vu ?

Rien n’est plus sûr !

Amel Belhadj Ali