L’évènement patronal a été incontestablement, ces derniers jours, l’audience accordée, en novembre, par le chef de l’Etat Kaies Saied, au Président de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), Samir Majoul. A la décrypter de près, cette rencontre, qui a suscité des interprétations divergentes, ne manque pas d’enjeux en ce sens où elle semble constituer un tournant et annoncer, en filigrane, un nouveau deal avec la centrale patronale.

Rappelons de prime abord que cette audience est intervenue dans un contexte bien particulier marqué par une campagne de diabolisation des hommes d’affaires du pays, la poursuite en justice de certains d’eux et la fuite confirmée d’une dizaine de grosses pointures vers la France et les Emirats arabes unis (EAU).

Selon nos informations, les hommes d’affaires ciblés, malgré de graves infractions et fraudes fiscales dont ils seraient coupables, auraient tergiversé et traîné la patte avant de se présenter devant la commission nationale de conciliation pour régulariser leur situation.

Pour les fuyards, forts de fortunes colossales amassées durant des décennies à la faveur de l’économie de copinage et de la tolérance de l’expatriation de l’argent qui prévalaient, au temps de Bourguiba, de Ben Ali et d’Ennahdha ont préféré éviter les affres des arrestations et de la prison et se réfugier dans d’autres pays plus accueillants.

Pour revenir à la rencontre Kaies sied-Samir Majoul, les observateurs, qui ont commenté le communiqué de la présidence de la république qui a sanctionné cette rencontre, y ont vu, pour la consommation du grand public, une tendance du locataire du Palais de Carthage à rassurer l’écrasante majorité des hommes d’affaires. C’est dans cet esprit qu’on pourrait lire ce passage du communiqué :« la lutte contre la corruption ne vise pas les hommes d’affaires qui travaillent dans le respect total de la loi ».

Néanmoins, à regarder la vidéo de cette rencontre entre le chef de l’Etat et le président de la centrale patronale, on se rend très vite compte que la bonne humeur n’était pas au rendez-vous.  Face aux élans lyriques de Kaïes Saïed, Samir Majoul était raide, tendu et même nerveux. Cela signifierait que l’ambiance n’était ni amicale ni joviale.

Pour une UTICA new-look

Le communiqué de la présidence, qui a été, apparemment, rédigé avec beaucoup de soins, comporte deux éléments d’information révélateurs. Ces éléments viennent annoncer des changements très importants dans la gestion de la centrale patronale et dans ses relations avec le pouvoir.

Le premier rappelle le « rôle national de cette organisation historique » et appelle, en conséquence, les adhérents de la centrale patronale, particulièrement, les PME qui représentent 80% du tissu économique, à continuer à jouer ce rôle et à soutenir les efforts de l’État dans cette étape cruciale de l’histoire de la Tunisie ».

Pour mémoire, pour ces mêmes raisons historiques (participation à la libération du pays du joug colonial), la centrale patronale a cogéré, depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1956, le pays comme un butin aux côtés du parti au pouvoir (PSD, RCd, Ennahdha…) et la centrale des travailleurs, l’UGTT.

Avec le temps, les patrons ont certes profité de cette situation avantageuse pour amasser des fortunes. Cette situation n’était pas toutefois pérenne.

Au fil des années, ils ont compris que le pouvoir les instrumentalise. Ils sont tantôt chouchoutés, particulièrement, lors des élections et tantôt diabolisés lorsque l’économie du pays va mal.

Le rapport avec le pouvoir était un rapport dominant-dominé. Le rapport de force n’était pas en faveur du patronat. C’est ce qui a permis aux Présidents qui se sont succédé à la tête de l’Etat de tenir à leur endroit des discours réducteurs. Bourguiba les qualifiait de « minables affairistes ». Ben Ali les nommait « chasseurs de primes de subventions ». Avec Ennahdha au pouvoir, ils ont été extorqués. Ce qui a fait dire à Samir Majoul, lors d’une interview accordée le 20 mars 2020 à la chaîne de télévision privée « El Hiwar Ettounsi » « Ils nous ont dépouillé ».

Le premier responsable de l’échec des politiques économiques, c’est l’Etat corrompu

Pis, les pouvoirs en place, pour perdurer et pour tenir les patrons en laisse, leur ont imposé des modèles économiques impopulaires. Ce qui avait généré une mauvaise perception des hommes d’affaires par l’opinion publique.

C’est dans ce sens qu’on peut expliquer le clientélisme au temps de Bourguiba, l’économie de rente au temps de Ben Ali, l’investissement dans des créneaux « parasites » qui créent certes la croissance mais pas la richesse (grande distribution, téléphonie mobile, sociétés off-shore, exportation en vrac de produits de terroir…).

Car, contrairement à l’économie informelle, les modèles précités sont régis par des lois et les lois sont conçues et promulguées par les gouvernants au pouvoir.

Cela pour dire au final que le premier responsable de l’économie de copinage et de l’échec de toutes les politiques économiques suivies depuis l’indépendance n’est autre que l’Etat qui monopolise tous les pouvoirs : l’exécutif, le législatif et le juridique. C’est un Etat prédateur et corrompu.

Les patrons victimes

C’est dans ce sens qu’il nous semble pertinent de comprendre le Chef de l’Etat Kaies Saied, quant il avait déclaré en recevant le président de la centrale patronale Samir Majoul : « la plupart des hommes d’affaires ont été « victimes de la corruption et de la dictature ».

Il va de soi que les hommes d’affaires auxquels fait allusion le chef de l’Etat ne sont guère les grosses fortunes qui ont flirté avec les pouvoirs en place mais les PME.Le chef de l’Etat a été très clair à ce sujet. Il a tenu à préciser que les hommes d’affaires ne sont pas seulement les propriétaires de grandes entreprises, mais aussi ceux des PME. « Un certain nombre d’entre eux continuent de subir des législations conçues pour un petit nombre de personnes », a-t-il dit.

Par-delà cette tentative de décryptage, nous pensons qu’à la lumière du recoupement de ces éléments d’information, la prochaine UTICA sera, par nécessité, plus inclusive (une plus grande représentativité des PME), moins verrouillée (plus ouverte sur la concurrence) et surtout au service de l’accroissement de la production nationale, de l’amélioration des services et de l’autosuffisance du pays en tous genres de produits (industriels, médicaments, agroalimentaire…)..