Impressionnant Mongi Safra dans son plaidoyer sur les entreprises publiques ! A l’entendre en parler, on comprend pourquoi l’ancien président de la République, Zine El Abidine Ben Ali, l’avait choisi en tant que conseiller économique.

« Depuis que les statistiques remplacent le jugement, ce n’est partout que chiffres au gouvernement », disait l’écrivain français Roger Mondoloni.

Cette citation s’applique parfaitement au conférencier Safra qui est intervenu il y a quelques jours devant un parterre d’ingénieurs. Il a fait parler les chiffres et a, en quelque sorte, disculpé les entreprises publiques de toute responsabilité dans leur dégringolade: pas de mauvaise gouvernance, pas de mauvais choix, pas de dépenses inutiles ou d’erreurs de gestion !

«Les entreprises publiques ont été chargées par l’Etat de lourdes responsabilités, dit Mongi Safra, à savoir fournir la population en biens et services». Dans le secteur du transport, on a pu pallier la baisse des services par l’apparition de nouveaux modes de transport assurés par le secteur privé formel ou informel.

S’agissant des céréales, du café ou du thé, cela n’a pas été fait. Pour Mongi Safra, à l’impossible nul n’est tenu, et les entreprises publiques ne sont pas autant déficitaires parce que leur gouvernance n’est pas bien assurée que parce que c’est l’Etat qui n’assure pas s’agissant d’elles !

Donc, l’Etat ne leur fournit pas assez de ressources pour qu’elles puissent rendre les services qu’on attend d’elles, qu’il s’agisse de biens alimentaires, de transport ou encore de santé.

M. Safra estime-t-il que l’Etat est défaillant vis-à-vis de toutes les entreprises publiques même celles qui ne sont pas concernées par les subventions ?

A fin 2021, les entreprises publiques doivent à l’Etat 8,3 milliards de dinars, explique M. Safra. «Ce sont surtout des dettes fiscales, soit 40% (4 milliards de dinars), puisqu’elles n’arrivent pas à payer la TVA ou les impôts. Les créances sur l’Etat sont de l’ordre de 9,9 milliards de dinars, soit 7 milliards de dinars de subvention qui n’ont pas pu être couvertes par un budget asphyxié financièrement.”

L’Etat doit à la STEG 2,6 milliards de dinars, et 2,3 milliards de dinars à l’Office des céréales. Du coup, les entreprises concernées empruntent auprès des banques.

Des taux d’intérêt faramineux !

A fin 2021, les entreprises publiques sont endettées à hauteur de 40 milliards de dinars, dont 13,5 milliards auprès de bailleurs de fonds internationaux. Cette pratique est, explique M. Safra, héritée des années 70 pendant lesquelles l’Etat a autorisé les entreprises publiques à emprunter directement sur le marché international, les prêts étant garantis par l’Etat.

Mais il n’y a pas que l’international, les entreprises publiques sont fortement endettées auprès des banques nationales. Les engagements de l’Office des céréales auprès d’une seule banque, par exemple, sont de l’ordre de 3,5 milliards de dinars.

Donc résume, M. Safra, les problèmes des entreprises publiques sont leurs déficits élevés. «Si nous considérons le total de toutes les entreprises en Tunisie, nous trouvons un RBE (résultat brut d’exploitation) total de -400 millions de dinars. Le résultat net total de toutes les entreprises est de l’ordre de -2,5 milliards de dinars. Les entreprises publiques payent en frais financier des intérêts de l’ordre de 1,45 milliard de dinars alors que le volume des salaires de toutes les entreprises publiques est de l’ordre de 3,8 milliards de dinars. On perd en intérêt la moitié du volume des salaires».

Mokhtar Laamari, universitaire au Canada et PHD en économie politique, estime que Mongi Safra a mis le doigt sur les plaies des entreprises publiques en incriminant l’Etat.

Pour lui, les entreprises publiques sont devenues des coquilles vides financées par les banques, recevant leurs revenus de l”Etat et tournant à vide. Pauvres d’elles ! Elles n’arrivent plus à investir et consomment leurs équipements sans pouvoir le renouveler. Elles sont porteuses de risque pour les banques et génératrices de pénuries systémiques.

«Qui des économistes du sérail connaît le théorème de l’impossibilité d’Arrow*?, commente Mokhtar Laamari. Mongi Safra en parle, en connaissance de cause, pour dire que les préférences de l’Etat, les préférences des entreprises publiques et les préférences des citoyens ne sont pas transitives (au sens mathématique et politique aussi). C’est l’impasse».

Ce qui manque au plaidoyer de M. Safra, c’est aussi des chiffres sur les avantages en nature accordés aux cadres et aux personnels des entreprises publiques et le prix payé par ces entreprises pour satisfaire les revendications syndicales, et pour que les PDG ne soient pas éjectés de leurs sièges via des moyens d’intimidation dont des grèves insensées depuis 10 ans.

Le conférencier aurait dû avoir le courage de dire que sur une centaine d’entreprises publiques, il va falloir oser sacrifier quelques-unes pour dénicher les ressources nécessaires à la restructuration des entreprises publiques les plus importantes qui représentent des risques systémiques sur le pays.

Mongi Safra, lui l’économiste chevronné, aurait dû dire que pour que des entreprises publiques évoluant dans un environnement compétitif soient prospères, il faut les doter de l’autonomie financière et administrative dans la gestion de leurs affaires. Et en la matière, les exemples des banques publiques ou encore d’entreprises industrielles telles que la STIP, sont forts éloquents.

Outre assumer le rôle de l’avocat du diable, M. Safra aurait dû tout dire sur les entreprises publiques et leurs malheurs.

Mais le lui permet-on?

Amel Belhadj Ali

*Avec la démonstration du théorème d’impossibilité, Arrow a mis en cause la capacité de l’État à répondre aux préférences des citoyens collectivement, ce qui a permis le développement de la théorie des choix publics.