Il y a quelques jours, l’un des meilleurs économistes de Tunisie, Moez Labidi, rappelait que les obligations tunisiennes émises à 5,75 % pour l’échéance 30 janvier 2025 cotent aujourd’hui 24,495%. Ce même taux serait le coût de financement que la Tunisie supportera si elle décide de sortir cette semaine sur le marché international pour emprunter.

« Le Staff Level Agreement (Accord entre les équipes techniques), conclu avec le FMI, explique la récente baisse à 24,495%. Un vent de confiance a soufflé sur le marché, dans l’attente de la signature de l’accord final, précise M. Labidi. Toutefois, la prudence est de mise car le chemin de la signature est semé d’embûches sociales dont entre autres l’adhésion aux réformes politiques et les incertitudes autour des élections.

Conséquence : le marché international restera inaccessible jusqu’à mi-2024. Le marché domestique en dinars et en devises présente déjà des signes d’essoufflement et de montée des risques dont l’exposition des banques tunisiennes au risque souverain. Le champ du financement bilatéral est très mince surtout que les partenaires européens sont fortement préoccupés par la gestion des dommages collatéraux de la guerre en Ukraine ».

La Tunisie devrait donc, toujours selon M. Labidi, choisir entre :

– signer un accord avec le FMI et sombrer dans un cycle d’accords successifs avec cette institution, sans aucune profondeur dans les réformes. Résultat : la menace d’insoutenabilité de la dette pèsera toujours sur l’économie tunisienne ;

– soit signer un accord avec le FMI pour débloquer la situation financière et fermer au plus vite cette parenthèse en engageant des réformes structurelles dans le cadre d’un débat de société. Ce qui permettra à la Tunisie de renouer avec la soutenabilité de la dette.

Le deuxième choix suppose la signature de plusieurs autres accords, en parallèle avec celui du FMI : un accord avec la discipline au travail ; un accord avec la productivité ; un accord avec la rationalité économique ; un accord avec l’Etat de droit ; un accord avec la transition écologique ; un accord avec la transition digitale ; un accord avec la souveraineté alimentaire, etc.

En ce qui concerne les premiers éléments, à savoir “discipline de travail et productivité“, nous n’avons même pas besoin d’étude pour savoir qu’ils sont devenus des vœux pieux en Tunisie.

En effet, une analyse sur la dynamique des entreprises tunisiennes effectuée par l’INS et la Banque mondiale souligne la nécessité de réformes urgentes afin de catalyser la création d’emplois et la croissance des entreprises. On y rappelle que le secteur privé tunisien souffre d’une “stagnation structurelle“, ce qui reflète une faiblesse de compétitivité et de productivité, avec des possibilités de croissance limitées.

Toujours selon la Banque mondiale, l’Indice de capital-humain de l’année 2020 estime qu’un enfant né aujourd’hui présentera, à l’âge adulte, une productivité inférieure à 48% comparée à celle qu’il aurait pu atteindre, soit un gap de productivité par rapport au seuil moyen mondial de 52%.

Pour ce qui est de la rationalisation de l’économie, c’est Hajer Mehouachi, analyste à la Direction centrale de la compétitivité à l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (ITCEQ), qui y a déjà apporté quelques éléments de réponse sur la base de la 28ème édition du Rapport annuel sur l’Indice de la liberté économique, qui examine les politiques et conditions économiques dans 184 pays, publié par Heritage Foundation au mois de février 2022. Selon l’étude, qui couvre la période allant du 1er juillet 2020 au 30 juin 2021, la Tunisie reste dans la catégorie des économies “Principalement non libres“. Elle est classée, en 2022, 128ème rang mondial avec un léger recul de son score estimé à 54.2 contre 56.6 en 2021, ce qui la maintient dans les économies “Principalement non libres“, une catégorie dans laquelle elle figure depuis l’année 2009 alors qu’elle était classée dans la catégorie des économies “Modérément libres“ dans la plupart des rapports depuis 1995.

Une amélioration de “L’efficacité judiciaire“

Concernant l’Etat de droit et même si dans son rapport sur le diagnostic systématique de pays (DSP), la Banque mondiale relève un indice de confiance de 50% dans le système judiciaire qui était paradoxalement de 86% en 2011, le rapport de la Heritage Foundation parle d’une meilleure “efficacité judiciaire“. « Le score de la Tunisie a enregistré la plus importante amélioration en atteignant 49.5 points (contre 41.9 en 2021), mais reste inférieur au score moyen mondial (50.23). Il dépasse, néanmoins, celui enregistré par le Maroc (32.70) et l’Egypte (22.10). Concernant la Tunisie, l’amélioration enregistrée au niveau du score de cette année ne lui a pas encore permis de sortir de la catégorie des pays “Réprimés“ à ce niveau », relève Hajer Mehouachi.

Au niveau de “L’intégrité du gouvernement“, la Tunisie reste toujours dans la catégorie des pays “Réprimés“ bien qu’elle soit classée 69ème. Cependant, elle a amélioré son score de 5.3 points pour atteindre 47.3 (contre 42 en 2021) et dépasser le score moyen mondial (45.35) et régional (45.05), ainsi que celui des deux pays de comparaison (Egypte : 22.10 et Maroc : 32.70).

La “Santé budgétaire“ du gouvernement reste cependant moins performante avec un score moyen de 54.33 (contre 67.8 score mondial, 61.33 pour le Maroc et 55.50 pour l’Egypte). C’est une chute de 11 points que la Tunisie accuse en 2022 pour se classer 143e au niveau de ce pilier, et reste ainsi dans la classe des pays “Principalement non libres“.

Dans son rapport, la BM indique que le niveau de confiance dans le gouvernement national est de 34%.

Prendre les bonnes décisions sans se soumettre à la logique populiste ou aux échéances électorales !

Selon Heritage Foundation, quel que soit leur niveau de développement actuel, les pays peuvent stimuler leur croissance économique de manière mesurable en mettant en œuvre des actions visant à accroître la liberté économique grâce à des politiques qui réduisent les impôts, rationalisent l’environnement réglementaire, ouvrent l’économie à une plus grande concurrence et luttent contre la corruption.

Concernant la Tunisie, le principal défi du gouvernement Bouden est celui de pouvoir prendre les bonnes décisions sans se soumettre à la logique populiste ou aux échéances électorales !

Ce gouvernement aurait donc à remédier au plus vite « aux lacunes en matière de politique budgétaire, de liberté financière et d’intégrité gouvernementale ». Il devrait également réduire les dépenses gouvernementales, accélérer les réformes juridiques, cibler les subventions et privatiser même partiellement les entreprises publiques déficitaires.

Le gouvernement devrait aussi, selon l’étude de la Fondation Heritage, trouver le moyen de reconvertir le secteur informel, qui représente, selon la Banque mondiale, 53 % du PIB, et encourager les opérateurs qui y opèrent à s’inscrire dans le circuit économique du pays via des incitations fiscales et financières.

Le gouvernement Bouden trouvera-t-il le courage de résister aux pressions des syndicats et changer le mode de gouvernance des entreprises publiques pour réduire le déficit ?

Réinstaurera-t-il, comme le recommande le rapport établi par l’ITCEQ, la liberté du travail compromise par un cadre légal contraignant pour les opérateurs économiques ?

Le grand général Hannibal Barca, père de la stratégie et un des plus grands tacticiens militaires de l’histoire, né en 247 avant l’ère commune à Carthage, avait dit : « Nous trouverons un chemin, ou nous en créerons un ». Il avait dit aussi : « Beaucoup de choses que la nature rend difficiles deviennent faciles à l’homme qui se sert de son cerveau ».

Il faut espérer que le gouvernement actuel crée le chemin du salut et use de tous ses neurones pour vaincre les résistances administratives, syndicales, politiques et sociales qui entravent l’avancée des réformes.

Il s’agit aussi de vaincre les résistances au sein de la propre équipe gouvernementale, mais ça, c’est une autre histoire !

Amel Belhadj Ali