«Les prix élevés des denrées alimentaires sont le nouveau meilleur ami de la faim. Nous avons déjà les conflits, le climat et la Covid-19 qui travaillent ensemble pour pousser davantage de personnes dans la faim et la misère. Maintenant, les prix des denrées alimentaires ont rejoint ce trio mortel», a déclaré Arif Husain, économiste en chef du PAM (Programme alimentaire mondial des Nations unies).

En fait, le monde est passé de la guerre contre la pandémie Covid-19 à celle entre la Russie et l’Ukraine et ses répercussions sur les cours mondiaux des céréales et leurs dérivées et du pétrole.

La Tunisie pourrait-elle s’en sortir en révisant ses politiques de compensation et en rationnalisant ses importations ?

L’éclairage de Fadhila Rebhi, ministre du Commerce et du Développement des exportations.

WMC : Comment comptez-vous préparer l’approvisionnement du marché dans les prochains mois et le mois du ramadan ?

Fadhila Rebhi ; Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter les pénuries. Pour l’approvisionnement régulier du marché, nous procèderons au réajustement des prix à la production pour permettre aux producteurs de couvrir l’impact de l’augmentation des intrants et nous veillerons à fixer des prix qui tiennent compte du pouvoir d’achat du consommateur.

Juste une précision par rapport à l’importation du sucre de l’Algérie. Beaucoup de Tunisiens pensent que c’est un don ?

Bien sûr que non. Nous avons passé un marché avec un trader français agréé, son fournisseur est l’Etat algérien. L’Algérie a fait une exception -et nous l’en remercions- en autorisant le trader à nous vendre du sucre à partir de son territoire après l’interdiction d’exportation qu’elle (l’Algérie) a décrétée.

l’Office a un monopole de fait non de droit, car la libéralisation du marché du sucre s’est faite depuis 1994, mais les privés ne veulent pas l’importer à cause des prix

Pour le sucre, 27 000 tonnes ont été achetées en Inde dont 20 000 seront réceptionnées à Bizerte et 7 000 à Sfax.

Nous réceptionnons aussi 23 000 tonnes de sucre en brut, qui sera raffiné à la STS (Société tunisienne du sucre, ndlr), sachant que nos besoins s’élèvent à 360 000 tonnes, dont 160 000 en brut, et le reste est en sucre blanc. Seul l’Office de commerce de Tunisie a l’autorisation de commercialiser le sucre.

Je précise aussi que l’Office a un monopole de fait non de droit, car la libéralisation du marché du sucre s’est faite depuis 94, mais les privés ne veulent pas l’importer à cause des prix. Nous avons proposé aux privés de faire un cahier des charges commun et de l’importer ensemble, mais 98% parmi eux ont refusé, ils préfèrent acheter du sucre subventionné.

L’Office du commerce perd chaque jour 1 million de dinars, à cause du sucre et 500 000 dinars tunisiens à cause du café.

Le café n’est pas un produit de première nécessité, pourquoi le subventionner ?

Vous avez bien vu le tollé soulevé quand le café a manqué sur le marché. Le café est en cargaison dans nos ports, et nous faisons la réception petit à petit. Nous avons une couverture d’ici la fin de l’année, pour le sucre aussi. Les gens parlent beaucoup de la société offshore de Bizerte. C’est une entreprise en crise et qui ne produit pas assez. Ce que les gens ne savent pas est que nous avons passé un contrat pour recevoir 30 000 tonnes de sucre et elles nous en a livré 8000 tonnes seulement. Nous attendons toujours qu’elle nous livre les 22 000 tonnes restantes.

L’Office du commerce perd chaque jour 1 million de dinars, à cause du sucre et 500 000 dinars tunisiens à cause du café.

Donc, nous avons le sucre, les céréales et l’huile ?

L’huile pose problème, les prix ont fortement augmenté, et vous savez qu’elle est subventionnée.

Pour les produits subventionnés – qui sont les dérivés céréaliers, le lait, le sucre, les semoules, le papier destiné aux cahiers et livres scolaires, la farine, l’huile, la pâte alimentaire et le couscous -, il faut savoir que leurs prix n’ont pas bougé depuis 2008. Aujourd’hui, nous ne produisons pas, les prix internationaux flambent sans oublier la baisse du prix du dinar et le fret qui a augmenté de 6 à 7 fois le prix initial.

La compensation de cette année, actualisée, s’élève déjà à 5,525 milliards de dinars, uniquement pour les produits de base

Il y a des produits qui coûtent moins que le fret. Il faut suivre les cours mondiaux du pétrole et des céréales pour comprendre cela, ces facteurs exogènes ont impacté le coût de la subvention, elle était à 730 millions de dinars (MDT) en 2010, et 320 MDT en 2006 ; dans le budget de cette année, elle est de 3,771 milliards de dinars. Et nous avons actualisé le montant, là maintenant il est à 5,525 milliards de dinars uniquement pour les produits de base, pour le carburant, elle est de 8 milliards de dinars.

Pouvons-nous réduire le déficit commercial en réduisant l’importation des produits superflus et en révisant nos accords commerciaux avec des pays tels que la Turquie qui protège son marché et envahit le nôtre ?

Ce sont des dossiers ouverts. Le déficit commercial a atteint les 17 milliards de dinars. Avec la Chine, il est de 5 milliards de dinars, suivie de la Turquie. Nous avons appelé les Turcs à revoir les accords concernant les produits en plastique, le cuir et le prêt à porter. Au début ils ont refusé, mais maintenant nous sommes en négociation. Nous aurons une réunion en octobre, et nous avons d’ores et déjà supprimé les produits dont nous n’avons plus besoin.

Nous travaillerons sur la rationalisation des importations et nous créerons une plateforme pour y inventorier ce qu’on peut importer et ce qui est interdit d’importation

Nous avons éliminé les matières premières et les équipements. Pour le reste, nous avons pris des mesures claires :

– le contrôle technique à l’importation sur les produits de grande consommation ;

– la valeur tendance, pour faire le traçage des prix et les vérifier.

On nous propose des produits pour le prix d’un dinar pour ne pas déclarer le prix réel. Il y a la règle d’origine, le certificat d’origine, si on importe les produits de Chine et on les fait entrer par un pays européen profitant de l’accord de libre-échange avec l’Europe, nous le saurons.

Nous sommes en train d’accuser des pertes faramineuses à cause de pareilles pratiques, et tous les ministères planchent sur cela. Nous devons réduire le déficit de la balance commerciale, pour cela, nous prendrons les mesures qui s’imposent.

Si nous ouvrons notre marché, il faut que nos partenaires en fassent de même sans mettre des bâtons dans les roues pour nos opérateurs.

Nous travaillerons sur la rationalisation des importations et nous créerons une plateforme, comme dans les autres pays, pour y inventorier ce qu’on peut importer et ce qui est interdit d’importation.

Je précise qu’il ne s’agit pas de mesures coercitives mais de la protection du marché d’un pays en crise. Quand c’est un produit qui existe déjà en Tunisie, il sera classé “interdit d’importation“. Les autres pays l’ont fait : la Libye le fait, l’Algérie, le Maroc le font, alors que nous on traîne encore, sacrifiant au passage nos industriels et nos producteurs locaux aux opérateurs étrangers que nous payons en devises.

Si nous ouvrons notre marché, il faut que nos partenaires en fassent de même sans mettre des bâtons dans les roues pour nos opérateurs. Le gagnant/gagnant, c’est appréciable, mais le gagnant/perdant n’est pas acceptable.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali

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