Invité à à la 8ème édition du Festival international de poésie, qui a eu lieu du 16 au 19 juin 2022 à Sidi Bou Saïd, le poète brésilien Leonardo Tonus a bien voulu nous accorder cette interview exclusive.

Brièvement, sachez que Leonardo Tonus est l’un des plus francophiles et francophones des Brésiliens. Il est maître de conférences habilité à diriger des recherches à Sorbonne Université. En 2015, il a été nommé Conseiller Littéraire pour le Salon du Livre de Paris, et l’année suivante, en 2016, il organisa l’exposition « Oswald de Andrade : passeur anthropophage » au Centre Georges Pompidou…

WMC : Vous avez été invité à participer à la 8ème édition du Festival international de poésie, et ce du 16 au 19 juin 2022 à Sidi Bou Saïd. Tout d’abord, pourriez-vous vous présenter, succinctement, aux lecteurs du groupe Webmanagercenter.com ?

Leonardo TONUS : Je suis Professeur à Sorbonne Université à Paris, spécialiste de la littérature brésilienne. Les recherches que je mène depuis plus d’une vingtaine d’années portent, en grande partie, sur la présence (et l’invisibilité) des migrants dans l’univers fictionnel et artistique contemporain. Parallèlement à mon travail de professeur-chercheur, j’ai publié trois recueils de poèmes.

dès le milieu du XIX siècle, le Brésil a reçu des millions d’Européens, d’Asiatiques, voire de populations originaires du Moyen-Orient, partis à la recherche d’un nouvel Eldorado en Amérique

Comment expliquer ce passage vers la poésie ? Depuis de longues années, l’écriture fictionnelle fait partie de mon quotidien. Jusqu’alors elle n’était qu’une activité discrète et solitaire par laquelle j’essayais de donner sens à ce qui, pour moi, n’aura jamais de sens : notre humanité. Ces dernières années, cette activité s’est intensifiée, notamment après 2015, après la mort d’Aylan Kurdi, après les attentats de Paris, après les catastrophes écologiques et l’émergence des discours totalitaires dans le monde.

C’est ainsi que cette écriture est devenue, en quelque sorte, urgente se voulant un témoignage d’une urgence que nous vivons tous, mais qui, comme le souligne l’écrivain et professeur algérien Djamel Bencheikh, ne se résume pas son immédiateté. Pour lui, l’urgence est, au contraire, une façon de ne pas laisser échapper le temps.

Mon écriture poétique s’inscrit dans cette optique. Elle est, à la fois, témoignage de ce temps tragique mais aussi gardienne d’une mémoire pour les temps futurs.

Le Brésil possède un cachet culturel particulier en Amérique latine. Pourriez-vous nous expliquer le pourquoi et le rôle de la littérature dans ce pays ?

Ce « cachet culturel particulier » auquel vous faites allusion est, bien évidemment, en rapport avec les conditions historiques dans lesquelles est né le Brésil. Je pense ici, notamment, à la colonisation portugaise qui, entre autres, nous a léguée une langue mais aussi un système social fondé sur le travail servile. Celui-ci a conduit au transfert forcé de millions d’Africains vers notre territoire qui, avec eux, ont emporté une culture ancestrale extrêmement riche.

Voici, peut-être, un élément qui nous rapproche des cultures du Maghreb, notamment de la Tunisie.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier le substrat culturel des peuples autochtones qui, encore de nos jours, reste très présent au sein de la société brésilienne et cela malgré des siècles de politique d’acculturation.

Enfin, dès le milieu du XIX siècle, le Brésil a reçu des millions d’Européens, d’Asiatiques, voire de populations originaires du Moyen-Orient, partis à la recherche d’un nouvel Eldorado en Amérique ou tout simplement des conditions dignes de vies.

Ces quelques éléments expliquent, en partie, notre spécificité culturelle bien que, à mon avis, nous restions fondamentalement américains.

Avec les autres pays du continent américain nous partageons non seulement une histoire mais aussi un imaginaire commun. Celui-ci manifeste dans l’ensemble de notre production culturelle, y compris dans la littérature qui conserve précieusement ces vestiges historiques, parfois tragiques.

Voici, peut-être, un élément qui nous rapproche des cultures du Maghreb, notamment de la Tunisie. Si nos deux littératures dialoguent avec le présent, elles n’oublient jamais la dimension tragique de leur histoire, les traumas personnels ou collectifs vécus par ceux qui nous ont précédés.

On parle aussi des racines culturelles africaines de la population brésilienne. Est-ce qu’il existe des échanges culturels au niveau politique entre votre et l’Afrique dans sa globalité ?

Ces échanges existent depuis le début de la colonisation du Brésil et pas uniquement du point de vue politique. Ils se manifestent, entre autres, dans la langue parlée au Brésil qui a conservé de nombreux vestiges des langues et des dialectes africains, dans la matrice afro-brésilienne de certaines religions pratiquées dans le pays, dans notre musique, notre gastronomie, notre littérature voire dans la pensée épistémologique.

L’impact de penseurs issus des écoles post-coloniales ou décoloniales est incontestable au Brésil. Les travaux d’Achille Mbembe, de Chimamanda Ngozi Adichie ou d’Albert Memmi en sont quelques exemples.

Y a-t-il une influence de la littérature en général et de la poésie en particulier dans la culture au sens large d’un pays ? Si oui, laquelle ou lesquelles ?

Plus qu’influence, je préfère penser au dialogue. Car, après tout, qu’est-ce la littérature sinon un éternel dialogue à plusieurs niveaux. Tout d’abord, celui entre un écrivain et son lecteur, ensuite, les dialogues entre un texte et l’univers culturel dans lequel il s’inscrit. Je ne peux concevoir la production romanesque, poétique, voire théâtrale sans ces dialogues qui restent parfois en sourdine en attendant un écrivain (ou un chercheur) pour les réveiller. C’est ce à quoi je me consacre actuellement en me penchant notamment sur les possibles dialogues culturels entre l’univers du Maghreb et le Brésil.

Quand je lis la littérature tunisienne contemporaine, je remarque combien de choses nous avons en commun et à partager. Pour cela, il suffit de dépasser une certaine vision exotique et stéréotypée que nous avons, encore, l’un de l’autre.

Venons-en maintenant à votre participation au Festival international de la poésie de Sidi Bou Saïd. Quel message “poétique“ ou “littéraire“, avez-vous livré pendant les quatre jours de rencontres ?

Je dirais plutôt que c’est le Festival qui m’a livré un message et que je garderai à jamais : celui de la rencontre, de l’amitié, celui du partage et de l’écoute. Voici l’âme de ce Festival qui, en espace de quatre jours, a su réunir des écrivains du monde entier venus partager une passion commune : la poésie. Prendre le temps d’écouter l’autre, même dans une langue étrangère, n’est-ce pas une chose extraordinaire de nos jours ? Voici le pouvoir de la littérature et de la poésie.

Car, après tout, qu’est-ce la littérature sinon un éternel dialogue à plusieurs niveaux

Je n’ai pas de mots pour remercier Moez Majed et Emna Louzir, les organisateurs du Festival, de m’avoir donné l’opportunité de vivre cette expérience.

Souhaiteriez-vous ajouter autre chose ?

Oui : que la Tunisie et mes amis tunisiens me manquent déjà. J’espère, sincèrement, revenir très bientôt.

Propos recueillis par Tallal BAHOURY