En Afrique, les corridors du développement vont se dessiner dans le sillage des routes des commodités agroalimentaires. « L’Afrique grenier de l’Afrique », c’est la nouvelle formule de la prospérité partagée.

WMC : Un forum, huit panels, un impressionnant espace B to B et des ralliements majeurs avec une présentation de la TICAD 8 qui va se tenir en Tunisie fin août, et un rassemblement Corée du Sud, Tunisie et Libye. Dans sa cinquième édition, FITA 2022 nous offre une extraordinaire parade de diplomatie économique. Comment expliquer l’expansion de cette cinquième édition du Financing Investment and Trade in Africa ?

Mondher Khanfir : Je me réjouis de voir que notre conseil d’affaires tuniso-africain gagne en notoriété grâce notamment à des événements phares comme le FITA, et qui suscitent chaque année une émulation de la part de pays ou institutions internationales de premier plan.

L’édition 2022 a réuni quarante-cinq pays. Une centaine de speakers de haut rang ont débattu de thèmes liés à la problématique de financement de l’investissement et du commerce en Afrique.

J’enregistre avec satisfaction que FITA suscite un engouement international. En effet, TICAD 8 s’associe à nous pour préparer leur sommet. D’ailleurs, le Livre blanc contenant une trentaine de projets a été présenté en avant-première par le président de la Chambre tuniso-japonaise lors du Forum, et l’appel à contributions a été lancé depuis la tribune du FITA 2022.

Pareil pour la Corée du Sud, qui a été représentée par une délégation importante, venue chercher des partenariats pour prospecter des marchés africains, à commencer par la Libye.

A l’origine, FITA est né avec l’idée de faire de l’Afrique un “Open Space“ marchand. Vous conviendrez que la ZLECAf a aussi comme ambition de réaliser cet objectif. Comment le secteur privé peut-il jouer un rôle d’accélérateur de l’intégration régionale en Afrique ?

FITA part d’un postulat pertinent. Le continent est à dimension systémique et il convient qu’il active ses propres synergies. A partir de là, FITA s’emploie à identifier les opportunités d’investissements, à booster les échanges continentaux et à plaidoyer pour lever les obstacles.

A présent, la ZLECAf est sur pied, et c’est tant mieux. Elle pose un cadre global. Il nous reste à enclencher des projets d’infrastructures et de générer des flux commerciaux. C’est une ambition de taille. FITA opère sur ce terrain mais également en impliquant et les autorités et les États en vue d’une facilitation des échanges.

L’objectif de FITA va donc au-delà de nouer des relations d’affaires entre opérateurs africains ?

Le maillage entre opérateurs est un objectif, mais pas uniquement. Nous œuvrons à porter les politiques à un niveau qui rapprocherait les pays d’une orientation de convergence. Cela finira par conduire à une trajectoire d’intégration, au moins au niveau de blocs régionaux.

Il s’agit d’un challenge énorme et multidimensionnel car les échanges commerciaux africains sont traditionnellement extravertis et dirigés vers l’Europe et l’Asie. Reconstruire les routes du commerce passe par la construction d’écosystèmes propres lesquels doivent s’appuyer sur une infrastructure manquante et répondre à des exigences pratiques et à des règles concurrentielles locales pas toujours claires.

C’est avec la science et la technologie que l’Afrique pourra relever le défi. Je donne un exemple : le développement de l’agriculture passe par la maîtrise des technologies de l’eau et de l’énergie. Quel que soit l’endroit en Afrique, grâce au photovoltaïque, entre autres, il est possible de produire localement de l’électricité, et de là à dessaliniser l’eau saumâtre ou de mer afin de l’utiliser pour l’irrigation. Les seuls intrants à approvisionner seraient les engrais et dans une certaine mesure les pesticides (bio de préférence).

Les mêmes routes d’approvisionnement des engrais pourront servir pour l’acheminement des productions agricoles vers des plateformes régionales qui serviront de places de marchés pour les commodités. C’est comme ça que je vois l’expansion commerciale intra-africaine.

Notre ambition est d’en faire une composante de croissance de longue portée. Je vous invite à relire les thèmes des panels de la cinquième édition de FITA et vous constaterez l’étendue du champ de vision de FITA. Autant la cause est noble autant le travail sur terrain est mobilisateur.

La mission est audacieuse car les échanges intra-africains ne représentent que 12 % du volume des échanges extérieurs du continent.

Déjà que le volume des échanges extérieurs du continent ne représente que 3 % des échanges mondiaux. Cela vous fixe quant à l’ampleur du travail qui reste à accomplir sur terrain.

Vous avez modéré le panel “Les routes transsahariennes, les corridors de la croissance“. Vous êtes bien au cœur du sujet.

Je confirme que l’adéquation entre ces deux réalités est en effet un élément majeur de la philosophie d’action de FITA. Et du reste j’ai pu en mesurer l’authenticité chemin faisant au fur et à mesure que le panel avançait et que les panélistes, éminents spécialistes et responsables de haut rang, s’en rapprochaient d’eux-mêmes au fil de l’avancement du débat. L’idée est bien originale et inhabituelle. C’était une piste à la fois logique et intuitive, et je me rends compte que c’est la clé de voûte de notre démarche. Et l’idée a fait son bonhomme de chemin. Et comme par enchantement lors de la discussion, c’est le ministre de l’Equipement du Niger qui a affirmé que les routes de la croissance pourraient se construire autour des routes des engrais.

Je demeure convaincu que ce sont les chaînes d’approvisionnement agroalimentaires qui permettront à l’Afrique de développer un commerce intra-africain. La population africaine va pratiquement doubler d’ici 2050, et c’est en définissant des stratégies de sécurité alimentaire qu’on accélérera les corridors transfrontaliers. L’agriculture est l’avenir de l’Afrique, et les routes des engrais, notamment, seront les itinéraires de la croissance.

Plaider pour un réseau routier continental connecté au niveau global serait selon vous le levier pour aller vers un libre-échange avancé. Mais pourquoi le rail semble exclu ?

Je dois d’abord rappeler qu’il existe neuf grands corridors routiers en chantier à l’heure actuelle sur le continent. Vous conviendrez qu’une fois la route achevée, il n’est pas exclu de la doubler par une voie ferrée, un pipeline, une autoroute de l’information avec fibre optique ou un réseau de distribution électrique. La route n’est pas un projet exclusif, vous le voyez bien.

Une infrastructure transfrontalière comporte plusieurs fonctionnalités. Elle doit être conçue dans l’optique d’apporter des opportunités de développement en ligne avec plusieurs besoins. Par conséquent, le business model de l’infrastructure est devenu à spectre large. Une route c’est une voie nouvelle vers un ensemble de composantes de développement. C’est un pan entier d’intégration d’activités et cela est bénéfique car il permet de véhiculer la croissance sur un itinéraire de longue portée. Cette mobilité développe la chaîne de valeur autour de la route sur un espace géographique étendu, et c’est ce qui lui procure une portée d’intégration entre les pays traversés.

Pourquoi ne pas intégrer le fret aérien à cette réflexion ?

Je n’exclus pas l’aérien. Le multimodal reste de mise. Un investissement en infrastructure routière peut s’enrichir par des extensions d’appoint en complément à son schéma économique. Cependant, c’est à partir du tracé routier que l’on peut articuler un schéma directeur pour le continent. Naturellement, ce sont les blocs régionaux qui finiront par se former qui lui donneront sa configuration viable. Et cela se fait par concertation entre les Etats concernés.

Aller d’une simple route vers un concept de développement intégré n’est-ce pas un risque ?

En approche d’échanges transfrontaliers, on peut surcharger les concepts de toutes les composantes de développement économique, car l’infrastructure transfrontalière se prête à ce genre d’extrapolation étant donné que ce sont des infrastructures réseaux. On peut y adjoindre le port, l’aéroport, le rail ainsi que toutes variétés de réseaux autant pour l’électricité que pour le gaz et le pétrole. J’attire toutefois votre attention sur la nécessité que les Etats se concertent pour accorder leurs intentions et ajuster leurs projections ainsi que les budgets d’investissement y afférents.

En général, les effets en retour de pareilles infrastructures sont largement payants autant en matière de développement intégré dans les territoires qu’en dynamique d’échange régional.

Faut-il comprendre qu’une route transfrontalière confère aux pays concernés un effet de masse critique en connectant leurs marchés domestiques ?

Je pense que l’on est en droit de tabler sur cet effet de base à travers le remembrement des marchés domestiques. Prenons un exemple concret : la portion de transsaharienne entre l’Algérie et le Niger intègre la Tunisie. Dans l’hypothèse où elle serait totalement opérationnelle et à supposer que tous les obstacles à la circulation soient levés, ce segment routier générerait un volume d’échanges, j’entends d’exportations tunisiennes, qui dépasserait significativement ce que nous réalisons avec la Libye.

Hélas, à l’heure actuelle, l’Algérie a dénoncé la convention TIR entre nos deux pays ! Cette convention permettrait à un convoi tunisien de traverser le territoire algérien sans se soumettre aux formalités douanières locales et ne serait concerné que par la réglementation du pays de sa destination finale. Cette convention est un des rares acquis de l’UMA. Elle est momentanément remise en question par l’Algérie. La TABC est en train de plaider auprès des autorités des deux pays dans le but de la réactiver, afin de permettre aux exportateurs tunisiens de profiter de la route transsaharienne.

La transsaharienne reliant l’Algérie au Nigeria, laquelle transite par la Tunisie, la Libye, le Tchad, le Mali, longue de 4 500 km, connecte donc les marchés domestiques de six pays. Est-ce que cela peut nous procurer un certain pouvoir de négociation avec les investisseurs internationaux ?

A l’évidence, cela peut être actionné face à des opérateurs internationaux. Il s’agit là d’un effet de base qui garantit un retour sur investissement élevé. Dites-vous bien que tracer une route finit par générer du trafic qui n’arrêtera pas de se développer avec des ancrages économiques. L’ennui est que les retours peuvent ne pas être égaux pour tous. Il y a un effet d’asymétrie qui entre en jeu. Ce n’est pas le pays qui investit le plus dans l’infrastructure transfrontalière qui en récolterait le plus en retour sur investissement. Cependant, en dehors des disparités éventuelles, tout le monde en sort gagnant car les bénéfices sont durables dans le temps.

Sous cet angle, l’investissement, quelle qu’en soit la taille, devient soutenable compte tenu de l’importance des opportunités générées.

La Tunisie, n’est pas la mieux lotie en infrastructure. Elle est pourtant gratifiée d’un rôle moteur en matière d’intégration continentale. Quelles sont les chances de la Tunisie de devenir le “Global Gateway“ de l’Afrique ?

En réalité ce sont des projections et des concepts qui sont parachutés de l’extérieur. L’on nous embarque dans des plans concoctés en dehors d’objectifs tunisiens propres. Devenir le “Global Gateway“, c’est-à-dire d’une certaine façon le parking de l’Afrique ou accessoirement un point de passage, ne colle pas aux ambitions de la Tunisie. De fait, ce n’est pas une vocation souhaitable pour notre pays qui est animé d’une volonté de puissance économique.

Que peut apporter la TICAD 8 à FITA ?

Je dois rappeler que le concept qui sous-tend TICAD 8 est la triangulation. Cela veut dire qu’une entreprise japonaise s’appuierait sur un partenaire tunisien pour finaliser un partenariat avec un troisième opérateur du reste du continent pour finaliser du business généralement industriel ou de services.

En toute bonne foi, c’est une démarche porteuse et prometteuse. Et qui peut générer du business. Je pense que derrière les partenariats, il y a de vrais projets de transfert de technologies. Et, le partenaire japonais est un apporteur crédible de technologies avancées.

Dans le domaine de l’infrastructure, le Japon peut être d’un apport remarquable. Voyez la qualité de l’ouvrage du pont de Radés qui a été mené avec nos amis japonais. Ce cadre de “venture project“ autorisant une part de “local content“ a permis à la Tunisie d’insérer une contribution propre. Et ce mode de coopération est émancipateur car il permet un “Up grading“ aux opérateurs locaux.

Je pense qu’il nous faut capitaliser sur ce genre d’expériences.

Parmi les recommandations du panel que vous avez modéré, vous avez insisté pour mettre plus de Tunisie en Afrique et inversement. S’agit-il d’une tournure d’esprit ou d’une consigne pragmatique de business ?

Je l’ai dit en toute conviction. Mon propos vise à accroître les missions en reconnaissance. Il s’agit naturellement de préalables à l’accroissement des flux. Outre que cela procure une matière à plaider auprès des pouvoirs publics pour les gagner à l’opportunité d’intensifier les allocations budgétaires destinées aux infrastructures transfrontalières.

Selon vous quand l’infrastructure est rendue disponible, l’ouverture commerciale suivra ?

C’est indiscutablement le prérequis pour lancer le mouvement. Il reste toutefois toute la question d’amélioration des procédures. Tenez, à titre d’exemple, parlons du certificat d’origine. C’est un document indispensable. Il y a une disparité de pratiques en Afrique pour générer un certificat d’origine dans les règles, qui soit fiable et crédible. Vous voyez le genre d’obstacles à dépasser si l’on veut avancer.

FITA focalise sur le secteur privé pour porter le projet continental à l’avenir. Quel est le répondant du secteur privé africain ?

Il me paraît difficile de promouvoir le secteur privé si l’on n’active pas le PPP étant donné que les projets d’infrastructure sont généralement réalisés dans ce cadre.

Je dois reconnaître qu’à l’heure actuelle la crise sanitaire nous a fait beaucoup de tort. Le continent enregistre un déficit annuel de 100 milliards de dollars dans le financement des infrastructures. A l’heure actuelle, les entreprises se retrouvent surendettées et les Etats rognent leur budget. A la faveur de la reprise, il nous faudra manœuvrer, en conséquence.

Pour mieux soutenir le secteur privé, ne faudait-il pas que la BAD se dote, à l’instar de la BM, d’une filiale telle la Société financière internationale’’ destinée au financement du secteur privé ?

Il faudrait surtout des fonds africains et spécialisés en infrastructures transfrontalières. Avec la ZLECAf, les investissements croisés pourraient se développer.

Je pense aussi qu’il faut appeler à des business models innovateurs pour ces projets d’infrastructure, et qui soient ouverts à la dynamique économique diversifiée. Chaque projet doit présenter une perspective de chaîne de valeur propre.

Le maillage routier du continent est bel et bien lancé. Il faudra soutenir cette dynamique par des places de marché régionales et sous-régionales, dédiées en premier lieu aux commodités agricoles. Cela finira par payer. Imaginons une Bourse africaine des commodités agricoles ainsi que des engrais, et ce que cela peut apporter comme développement. L’Afrique grenier de l’Afrique ? Voilà une idée porteuse.

Propos recueillis par Ali Abdessalam