On compte par le monde 4,2 milliards d’utilisateurs de médias sociaux, ce qui revient à 53 % de la population mondiale totale. Entre 2020 et 2021, 490 millions de personnes ont rejoint le rang des usagers des réseaux sociaux, soit une croissance de plus de 13%. La Tunisie se place aux premiers rangs mondiaux en ce qui concerne le taux de pénétration de Facebook.

Quel rôle jouent les médias sociaux, notamment Facebook, dans la manipulation de masse ? Réponses de Dr Salma Jamoussi, experte en Data et en intelligence artificielle.

WMC : Les médias sociaux sont-ils dangereux ? Quel rôle jouent-ils dans l’endoctrinement et la radicalisation des jeunes ?

Salma Jamoussi : La Tunisie est l’un des pays les plus actifs dans les médias sociaux, lesquels, comme tout le monde le sait, peuvent être riches en opportunités mais aussi véhiculer des dangers. C’est l’usage que nous en faisons qui peut les rendre dangereux.

Nous avons vu comment des jeunes ont été endoctrinés et radicalisés via ces médias, il y en a qui sont tombés dans la délinquance, et d’autres, fort heureusement, qui en ont usé pour créer des startups et se réaliser professionnellement.

Comment se rendre compte de la dangerosité des réseaux sociaux sur les jeunes ?

Il y a un processus psychique par lequel passe le jeune usager. Il cultive une dépendance et finit par s’isoler de ses amis, de sa famille et de son environnement social. Il plonge totalement dans un monde virtuel. Manipulé par des extrémistes ou des criminels, il est confronté à ce que nous pouvons appeler la “violence numérique“ à cause des contenus et des propos fanatiques.

Un lavage de cerveau est opéré sur le jeune, ignorant qu’il est victime de désinformation ou d’un endoctrinement

Ainsi exposé, un lavage de cerveau est opéré sur lui, sans qu’il réalise qu’il est victime de désinformation ou d’un endoctrinement bien pensé et réfléchi.

En fait, on procède au profiling du jeune à travers ses post, on lui offre ce qu’il attend ou espère et on l’entraîne dans des logiques convaincantes pour gagner son adhésion. Ceci peut le mener, sans qu’il ne se rendre compte, à des actes de violence concrets dans le monde physique. Il y a des jeunes qui, à cause des réseaux sociaux, se sont trouvés dans des hôpitaux psychiatriques avec des dépressions sévères.

Que faire pour protéger les jeunes de cette manipulation ?

Aujourd’hui la manipulation des esprits est un fait. Nous l’avons vu avec Cambridge Analytica ou avec la firme israélienne Archimède. Marc Zuckerberg, fondateur de Facebook, a dû lui-même rendre des comptes en 2018 devant le Sénat américain à propos du non-respect des données privées des utilisateurs et sur l’usage qu’on en fait pour des desseins pas toujours honnêtes.

De l’usage des données personnelles à des fins de ciblage publicitaire, il est devenu évident que les réseaux sociaux sont utilisés pour l’endoctrinement et l’enrôlement, ainsi que par les réseaux criminels.

On commence par infiltrer le tissu social sur les réseaux, avec de faux comptes ou concevoir de faux sites Internet qui diffusent des informations orientées

En politique aussi, vous trouvez des personnes profilées qui sont hésitantes quant au choix de leurs candidats, on les bombarde d’informations avantageuses pour l’élu potentiel pour les pousser à le choisir ; on s’arrange aussi pour distiller intelligemment des informations erronées sur les rivaux en les diabolisant.

Les réseaux sociaux jouent un rôle très important dans l’orientation de l’opinion publique en Tunisie.

La manipulation de l’opinion publique a commencé avant le soulèvement de décembre 2010. Vous avez vous-même fait des études sur ce phénomène. Quelles sont vos conclusions ?

Effectivement. Et depuis, cette manipulation ne s’est jamais arrêtée. Toutes les études, dont je dispose, prouvent sans aucune équivoque le poids des réseaux sociaux dans la chose publique.

Les approches et la façon de faire diffèrent mais le but ultime, qui consiste à pousser vers le choix d’un candidat précis, est le même. On commence par infiltrer le tissu social sur les réseaux, avec de faux comptes ou concevoir de faux sites Internet qui diffusent des informations orientées en faveur ou en défaveur de tel ou tel candidat. Très souvent, on diffuse avant les élections des documents prétendument compromettants ou scandaleux.

Que faire pour nous protéger contre ce raz-de-marée de désinformation et de manipulation ?

Il nous faut prendre notre destin en main et être les acteurs de notre communication numérique dans toutes ses dimensions. Il faut aussi être avisés et éveillés pour ne pas se laisser manipuler par ce qu’on appelle l’“outil de la persuasion humaine“.

Nous devons systématiquement nous poser les questions suivantes quand il y a des flots d’informations allant dans un même sens : quels sont les agendas derrière ces masses d’informations ? Par quels algorithmes on procède à la manipulation généralisée de nos cerveaux et à travers quelles plateformes et par quelles alter’ actions ? Il faut aussi éviter des informations trop personnelles, protéger sa vie privée pour qu’on ne manipule pas nos actions, nos désirs et nos réactions. La sensibilisation et la communication, rien de tels pour faire prendre conscience aux usagers des réseaux sociaux de l’importance de la prudence.

En Tunisie, c’est plus de 50% de violence, et davantage lorsque c’est une femme qui en fait l’objet

A combien s’élève le nombre de Tunisiens actifs sur les réseaux sociaux et quelles sont leurs caractéristiques ?

Je dirais plus de 70% qui passent beaucoup plus que les 2h40 de moyenne mondiale sur les réseaux sociaux. Il y a plus d’hommes que de femmes. La moitié des discours propagés sur les réseaux sociaux sont violents et haineux, ce qui est hors normes par rapport à d’autres pays où 10% de violence soulève un tollé aussi bien chez les pouvoirs publics que chez les internautes.

En Tunisie, c’est plus de 50% de violence, et lorsque c’est une femme qui en fait l’objet, on dépasse largement les 50%, et je dirais même qu’on passe du simple au double. Ce sont là les informations recueillies dans les corpus que nous avons recueillis dans les réseaux sociaux.

Quel impact a cette haine sur les acteurs économiques ?

Evidemment néfaste lorsque le langage à l’encontre des opérateurs ou des décideurs est vindicatif et haineux. Pourtant, les réseaux sociaux peuvent être une véritable place de marché et constituer de relais de croissance dans le secteur des services, le commerce et la finance. C’est un outil marketing performant pour booster les ventes et faire la promotion de milliers de produits.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali