Dans son dernier ouvrage en langue arabe « Les fausses pistes – Pour que le corona ne soit pas une simple parenthèse », l’économiste et universitaire Mohamed Hédi Zaiem s’interroge sur l’après-Covid-19 et propose une nouvelle priorisation des secteurs moteurs de développement en Tunisie.  

Dans cette perspective, il estime que le salut du pays passe non pas par une accentuation de son industrialisation, mais par la valorisation de l’agriculture et la promotion de l’économie sociale et solidaire (ESS), sans exclure une ouverture bien étudiée sur l’extérieur. 

Globalement, Hédi Zaiem re-explore ce qu’il appelle « la troisième internationale du travail » appliquée au commerce international, dénommée également « Division internationale du processus productif » (DIPP). Il s’agit d’une décomposition de la chaîne de valeur qui désigne, avant l’avènement de la Covid-19, la spécialisation de certains pays dans la sous-traitance et la fabrication de composants pour des maisons mères moyennant l’avantage des bas salaires.

Cette division internationale a été battue en brèche par la Chine laquelle, d’un simple sous-traitant, est devenue au fil des années le premier fournisseur de produits, y compris les produits stratégiques comme les intrants des médicaments et des produits alimentaires de base.

C’est ce qui explique la guerre féroce que lui livrent, actuellement, les Etats-Unis pour la domination du commerce international.

Pour le cas de la Tunisie, Hédi Zaïem considère que, dans la cadre de la “Troisième internationale du travail et de la reconfiguration du monde“, notre pays sera probablement, pour des raisons historiques, dans le sillage de l’Europe avec comme appât à l’horizon « la relocalisation de l’industrie européenne après la Covid-19 dans le bassin méditerranéen », une approche qui excite d’ores et déjà les industriels sous-traitants tunisiens.

L’économiste met toutefois en garde le rapport « dominant/dominé » entre donneurs d’ordre et sous-traitants sera le même avec une probable exploitation des cadres tunisiens (ingénieurs, médecins, biologistes…) au nom de leur grande productivité en rapport avec leurs bas salaires.

Ce nouveau rapport qui, dit-il, sera mis sur pied au nom de « l’illusion de partager » avec les pays développés la révolution technologique, chastement appelée “intelligence artificielle“, “industrie 4.0“, “agriculture 4.0“, ne vise en fait qu’associer les pays sous-traitants au partage des risques et à l’extension des marchés.

Oublier les fausses pistes

Pour échapper à ce nouveau piège que pose cette troisième internationale du travail, Hédi Zaïem suggère une nouvelle priorisation des composantes du modèle du développement suivi depuis 1956.

Il reproche aux économistes et aux gouvernements qui se sont succédé à sa tête du pays, durant toutes ces décennies, d’avoir confondu modernité ou modernisation du pays avec son industrialisation et la marginalisation en conséquence des secteurs qui ont fait sa force et prospérité, des siècles durant, en l’occurrence l’agriculture, l’artisanat et les petits métiers.

Pour étayer ses dires, il cite deux vérités historiques. La Tunisie était le grenier de Rome, alors que la Chéchia (couvre-chef traditionnel tunisien) était exportée sur toute l’Afrique.

Il rappelle que c’est à la faveur de la résilience de ces secteurs et à leur performance, durant la période de la pandémie de Covid-19, que la Tunisie a pu tirer son épingle du jeu et contenir les dégâts dans des limites acceptables.

L’agriculture, un secteur hautement stratégique

Concernant l’agriculture, il met en garde contre la proposition faite par l’Union européenne à travers l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca). Il pense que l’adaptation des produits agricoles tunisiens aux normes européennes, prévue par le projet d’accord, vise en fait à les adapter aux seuls besoins des consommateurs européens, notamment en matière de santé et de sécurité.

Après avoir rappelé les scandales alimentaires générés par la vache folle et les denrées alimentaires cancérigènes, l’économiste recommande aux Tunisiens d’adopter des stratégies agraires saines et performantes qui ont fait leur preuve dans plusieurs pays comme le Japon. Il s’agit d’opter pour l’agriculture biologique et pour l’établissement de contrats de production entre producteurs et consommateurs, l’équivalent du modèle des marchés « du producteur au consommateur » en Tunisie.

Hédi Zaiem insiste sur l’enjeu d’intensifier les investissements publics dans les régions à prédominance agricole et d’intégrer le secteur agricole en lançant une industrie nationale des intrants dont le coût est actuellement très élevé par l’effet de l’importation. Un facteur qui a contribué, selon lui, à la réduction des revenus des agriculteurs et à leur paupérisation.

Quid de l’économie solidaire et sociale ?

Au rayon de l’économie sociale et solidaire (ESS), branche de l’économie qui concilie activité économique et équité sociale, l’universitaire perçoit d’importants avantages dans ce type d’économie pour peu qu’elle soit bien conçue, affectée à des projets nationaux de développement socioéconomique de grande envergure (éducation, santé, transport, culture) et encadrée et défendue politiquement soit par les syndicats, soit par un grand parti à vocation sociale.

Ainsi, d’après lui, l’ESS peut être exploitée pour atténuer les coûts élevés des services onéreux fournis par certains lobbys monopolistiques tels que les cliniques privées, les crèches…

L’ESS, qui a pour vertu d’offrir des produits et services de proximité à prix abordables, peut également être une solution pour sauver des centaines de milliers d’épiceries menacées par la grande distribution. L’idée serait de lancer des centrales d’achat sous le label “Sociétés d’économie sociale et solidaire“.

Dans le cas de l’agriculture comme dans celui de l’ESS, Hédi Zaiem souligne l’enjeu de garantir aux deux secteurs une valeur marchande lucrative. Au regard de leurs multiples avantages, ils doivent être nécessairement rentables pour concurrencer d’autres filières évoluant dans les secteurs public et privé. Le principe étant « il n’y a pas un chat qui chasse pour Dieu », dit-il.