Auteur de l’ouvrage «Les Révolutions», le grand historien français, Jean Tulard, a défini le cycle de vie d’une révolution comme étant un acte de rupture qui « germe dans les esprits, descend dans les rues et finit par une dictature ». Si on s’amusait à appliquer cette manière de voir sur « la révolution tunisienne » déclenchée un certain 14 janvier 2011, on serait aujourd’hui, c’est-à-dire dix ans après, à la veille d’une dictature en gestation. Mieux, si on regarde également de près les forces politiques en place qui pourraient mener à terme un tel projet, on en trouve, a priori, trois, à la lumière des résultats des sondages.

Abou SARRA

Il s’agit du Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi, du mouvement Ennahdha et dérivés de Rached Ghannouchi, et de Kaïs Saïed qui a érigé sa fonction de chef de l’Etat en pouvoir politique incontournable.

Ces mouvements, qui ont pour dénominateurs commun d’être conservateurs, restaurateurs et populistes, ont émergé en 2019 grâce au vide créé par une masse silencieuse laïque majoritaire mais dispersée et non encadrée (progressistes, centristes, libéraux…).

Est-il besoin de rappeler que le taux d’abstention de cette masse silencieuse a atteint les 60% lors des élections générales de 2019.

Le PDL doit tirer la leçon de ses prédécesseurs (PSD et RCD)

S’agissant du PDL, ce parti racole, depuis des mois, en tête de tous les sondages. Pour ne citer que le plus récent baromètre politique, celui  publié le 30 mars 2021 par le cabinet Emrhod Consulting, lequel « révèle que le PDL consolide sa présence en tête du classement avec 39% des intentions de vote (contre 38% en décembre 2020) ».

Conduit par la bouillonnante députée Abir Moussi, devenue après l’assassinat de Chokri Belaïd le symbole de la lutte contre l’islam politique, le PDL est désormais sur une courbe ascendante.

Magnanimes, les Tunisiens moyens et démunis, déçus du rendement des islamistes (au pouvoir depuis une dizaine d’années), et surtout touchés dans leur pouvoir d’chat, sont de plus en plus nombreux à adhérer aux idées de la passionaria anti-islamiste et à le prouver, pour le moment, dans les sondages. Son slogan simple « en finir avec les khawmjia (ikhwan) » commence à faire mouche.

Toutefois, l’idée de restaurer un tant soit peu “le rcdisme benaliste“, voire la dictature de Ben Ali inquiète plus d’un intellectuel averti.

Bien que ce retour en arrière aux relents de « Restauration » paraît pratiquement impossible en raison de ce que la sociologue et universitaire Riadh Zghal appelle « l’émergence, après 2011, de la polyarchie qui impose le partage du pouvoir », le PDL doit rassurer, rassurer et encore rassurer.

Il est appelé à s’engager, dans son programme, à ne pas restituer les pratiques autoritaires, discriminatoires et excluantes des anciennes dictatures.

Il est tenu également de faire prévaloir la discrimination positive et à opter pour un nouveau modèle de développement exclusivement inclusif, un modèle fondé sur l’égalité des chances, l’équilibre régional et l’accès des citoyens, partout où ils se trouvent, à des prestations publiques de qualité acceptable (transport, éducation, santé).

Ne pas minimiser la capacité de nuisance d’Ennahdha 

Ennahdha et ses parechocs qui ont déstructuré le pays, dix ans durant, et ont en train de le conduire à la banqueroute, rêvent constamment, dans une ultime tentative, de rester au pouvoir et de restaurer le 6ème Califat,  une dictature aux couleurs islamistes.

La tentation est énorme d’autant plus que le modèle proposé en l’occurrence se distingue par sa simplicité et la facilité de sa compréhension par de larges parties de la société, même si sur le terrain la proportion des adeptes de ce parti ne cesse de baisser dans le carburant des élections. Leur nombre est passé de 1,4 million en 2011 à moins de 500 000 en 2019.

En dépit du recul de son électorat, la secte demeure en lice dans les sondages. Le baromètre précité la classe à la 2ème place avec 22% des intentions de vote.

La capacité de nuisance de cette secte et ses dérivés demeure importante. Son souci de reprendre le pouvoir est toujours une réalité.

A cette fin, Ennahdha, réputé pour être un parti amoral (achat des consciences par l’argent sale), putschiste (recours à la violence) et extranational faisant peu de cas de l’intérêt national, pourrait s’appuyer sur ses alliances régionales et financières (la Turquie entre autres), mêmes si ces alliances ne sont plus sûres, au regard de l’évolution géostratégique dans la région.

Et même avec ses propres moyens (le butin ramassé en dix ans), Ennahdha pourrait encore faire du mal, parce que justement il dispose de beaucoup d’argent. Le mouvement peut donc acheter encore les consciences comme il l’a fait lors de toutes les électorales précédentes.

Ennahdha dispose également de son bras terroriste pour déstabiliser le pays et semer le chaos, un scénario qui pourrait l’aider à se présenter comme le salut –mais empoisonné- pour le pays.

Dans l’ensemble, diabolisé à l’intérieur comme à l’extérieur, les observateurs considèrent que, en dépit d’éventuelles actions d’éclat (terrorisme), Ennahdha n’a aucune chance de revenir au pouvoir avec un esprit dictatorial.

Kaïs Saïed, un despote en gestation… malgré lui

Vient ensuite le président Kaïs Saïed, actuellement en guerre frontale contre le Parlement de Rached Ghannouchi qui œuvre à empiéter sur ses prérogatives de chef de l’Etat, et un chef de gouvernement (Hichem Mechichi) qui l’a trahi.

Kaïs Saïed, qui a l’avantage d’avoir été élu au suffrage universel avec environ 3 millions de voix – un record depuis de 2011- et se maintenant à la tête des sondages pour la prochaine présidentielle, pourrait envisager, malgré lui, d’instaurer un “régime présidentiel despotique“.

Nous disons « malgré lui » parce que, s’il était tenté de le faire, il ne pourrait le faire que légalement et conformément à la Constitution, et ce pour une raison simple.

La situation politique et socioéconomique, par le triple effet de la mauvaise gestion de la crise de la pandémie du coronavirus qui a déjà fait plus de 10 000 morts, de la crise socioéconomique aiguë dans laquelle se débat le pays, et de la corruption qui gangrène tous les secteurs, est devenue simplement intenable.

En sa qualité de président de la République et de garant de la continuité de l’Etat, il doit faire quelque chose. C’est dans cet esprit qu’il faut, peut-être, comprendre sa tendance à faire flèche de tout bois pour disposer d’un rapport de force en sa faveur et à réclamer, en vertu d’une lecture de la Constitution, le titre de “commandant en chef de toutes les forces porteuses d’armes“ (armée, garde nationale, police, douane, protection civile…).

Une fois ce préalable réuni, le chef de l’Etat pourrait actionner le levier de l’article 80 de la Constitution qui stipule qu’«en cas de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures requises par ces circonstances exceptionnelles» ;

Ces mesures pourraient être soit l’organisation d’un référendum sur des réformes majeures dont les révisions de la Constitution, de la loi électorale, de la loi sur les partis et leur financement, du modèle de développement, du contrat social…  soit l’organisation d’élections législatives anticipées.

La marge de manœuvre de Kaïs Saïed est favorisée par l’absence de la Cour constitutionnelle qui, par les faux calculs d’Ennahdha, n’a pas pu voir le jour dans les temps, c’est-à-dire six mois après l’adoption de la Constitution de 2014. Kaïs Saïed, en tant que chef de l’Etat, est désormais le garant de la Constitution et le seul habilité à l’interpréter. Et comme le dit merveilleusement bien ce proverbe tunisien : « Qui te donne une corde, ligote-le avec ».

Pour notre part, nous pensons que le peuple tunisien, connu pour être, en politique, principalement émeutier et versatile et “caméléoniste“ lors des échéances électorales, n’a jamais été une donne sûre. Il peut changer à tout moment d’avis. C’est pourquoi tous ses scénarios peuvent être probables mais difficiles à réaliser, pour ne pas dire fictifs.

ABS