Quelles représentations construire pour réussir enfin l’articulation libératrice de la littérature, de l’identité, de la liberté, du projet des Lumières, du mot, de la phrase, de l’extase et du devoir d’intelligence, ” intelligence étant à prendre dans les deux acceptions du mot, à la fois comme travail de lecture et de compréhension et comme convivialité responsable ” ? Peu nombreux sont les chercheurs qui se posent la question avec autant d’engagement prospectif.

D’autant plus que l’époque est à l’annonce de la ” mort de la littérature “, de la ” défaite de la pensée “, de l'”ère du vide “, de ” la fin de l’Histoire “, des ” métarécits de légitimation “, etc. Or, les sujets aussi différents et actuels que la ” créativité dans la langue et dans la littérature et l’acte de penser comme responsabilité éthique, sociale et politique ” persistent toutefois à mettre en scène une situation réfractaire à toute interprétation pessimiste-nihiliste de l’Histoire.

C’est le point de vue que développe Mohamed Kameleddine Gaha dans ses “Essais de langue, littérature et citoyenneté”, publiés tout récemment, à Tunis, chez Kalima Edition dans la ” Collection Les voies/voix de la création ” ; collection qu’il dirige lui-même et qui cherche à promouvoir ” des voix qui, comme le vent, ne renoncent pas et disent, ” et pourtant j’écris… ” et rêvent d’un autre commencement. ” C’est-à-dire des voix qui, pour reprendre les mots de Mohamed Kameleddine Gaha, ” interrogent pour nous, en nous, le débordement de désespoir qui étouffe ce monde jeune et vieillissant, l’éclat des colères et des violences qui résonnent comme un désir de mort irrépressible et général, et aussi, le rêve de beauté et de mansuétude qui n’a jamais quitté le cœur de l’homme.

” L’objectif de la collection est de contribuer aux efforts intellectuels et nécessaires pour élargir le champ de la liberté de création, de la confrontation des idées indispensables à la culture vive, à la création et la recherche.

Témoin de ce mouvement où se cristallisent des idées et des positions sociétales ouvertes sur l’inédit, la ” Collection Les voies/voix de la création ” accueille des productions de pensée et de fiction accompagnant l’avènement de sujets libres dans la société.

“Essais de langue, littérature et citoyenneté : Un itinéraire de vie et de recherche” est un livre remarquable regroupe en quatre parties totalisant 452 pages des réflexions sur les problèmes que soulèvent les liens essentiels entre langue, littérature et liberté et les visions de l’homme, de la société et de l’histoire qu’elles sous-tendent.

Dès le sous-titre qui chapeaute l’ouvrage, l’objectif du professeur émérite Mohamed Kameleddine Gaha est énoncé : articuler posture de pensée et trajectoire de recherche pour élucider le rapport entre la recherche académique et l’engagement citoyen afin de penser les problèmes de la cité.

Structurés en quatre temps, et dotés d’une abondante bibliographie et d’un solide référentiel littéraire, intellectuel et philosophique, ces essais relèvent le pari de faire le tour des questions abordées. Les introductions présentées avant les développements de chaque partie éclaircissent l’ensemble de l’ouvrage et allègent de beaucoup la lecture.

Les quatre parties intitulées respectivement : ” Littérature, identité et liberté ” ; ” Sapereaude ” ; ” Le mot, la phrase, l’extase ” ; ” Le devoir d’intelligence “, servent donc bien le projet de l’auteur, qui est de proposer des hypothèses de lecture des œuvres-monuments de la littérature et de la pensée maghrébines, arabes et françaises.

Il s’agit notamment des œuvres emblématiques comme Le Polygone étoilé de Kateb Yacine, Les jours de Taha Hussein, Le Migrateur de Tayeb Salah, La Colline oubliée, Le Sommeil du juste, La Traversée de Mouloud Mammeri, La Rage aux tripes, La Montagne du lion, Un Après-midi dans le désert de Mustapha Tlili, Le Neveu de Rameau, Jacques Le Fataliste de Diderot, Le Paysan parvenu de Marivaux, Le Philosophe ignorant, le Dictionnaire philosophique, le Traité sur la tolérance de Voltaire, etc.

A l’évidence, il s’agit dans toutes ces œuvres d’une esthétique et d’une éthique cultivant, chacune à sa façon, une vision du monde, de l’homme, de la liberté.

La vocation de toutes ces grandes œuvres est de ” réveiller chez le lecteur et de stimuler en lui l’intelligence d’un possible à postuler par-delà le sens commun et l’habitude rassurante parce que familière et largement diffuse.

Le lecteur au seuil de ces œuvres, redécouvre l’étrangeté et la puissance du geste herméneutique comme clé de sa condition de lecteur et d’homme “, note Mohamed Kameleddine Gaha, Cette redécouverte aide le lecteur, au-delà du seul aspect factuel, à mieux se penser lui-même comme sujet libre qui se débat avec la contingence permettant l’émergence d’interrogations nouvelles.

Le but de l’auteur est de pousser ses lecteurs à réfléchir. C’est pour cela qu’il cherche à les intéresser et qu’il leur propose tellement d’idées et de références.

L’enjeu intellectuel de son entreprise en général tient en un mot : arracher le lecteur à la doxa, à l’opinion. Et l’amener à penser par soi-même. La position qui traverse de bout en bout les “Essais de langue, littérature et citoyenneté : Un itinéraire de vie et de recherche” est diamétralement opposée à celle cultivée par l’idéologie de la neutralité scientifique et pédagogique.

Dans ce sens, l’auteur écrit de manière on ne peut plus claire : ” Nous avons très tôt pris conscience, dans nos recherches, notre enseignement et nos responsabilités d’individu et de citoyen, de la nécessité de conjuguer l’effort de compréhension et d’explication des œuvres et des phénomènes étudiés et l’exigence de promouvoir la dignité de la personne humaine au rang de finalité de toute recherche et de toute entreprise.

Cela explique le souci de nous impliquer dans des réflexions générales qui, par-delà les champs disciplinaires dont nous nous réclamons, ont une portée anthropologique et esthétique que nous revendiquons. “