La Banque mondiale a récemment dépêché à Tunis son vice-président pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, le tunisien Férid Belhaj, pour annoncer qu’elle a accordé à la Tunisie un crédit de 300 millions de dollars dédié exclusivement à la lutte contre la pauvreté.

Abou SARRA

D’après Ferid Belhaj, les fonds permettront de venir en aide, directement et sans aucun intermédiaire, à un million de familles tunisiennes. Ce programme social intervient alors que le pays est à la recherche de financements pour redresser son économie affectée par un chômage en hausse et une dette inquiétante.

L’objectif de cet apport financier est de contenir un tant soit peu l’accroissement du nombre des pauvres dans le pays. Cette recrudescence de la pauvreté est générée entre autres par la Covid-19. Cette pandémie a fortement impacté les secteurs moteurs de l’économie tunisienne (tourisme, export), déjà en difficulté depuis une dizaine d’années. Elle a surtout mis à nu des fragilités structurelles, dont l’augmentation du nombre des personnes vulnérables.

Les chiffres de la pauvreté en Tunisie sont effrayants

Selon les critères de la Banque mondiale, sur une population totale de 11 millions environ, la Tunisie compte, officiellement, 1,7 million de pauvres qui vivent en dessous du seuil de pauvreté (7 dinars par jour) dont un demi-million environ vit dans l’extrême pauvreté avec seulement 4 dinars par jour.

Le nombre de pauvres avoisinerait les 30% de la population si on ajoutait à ce chiffre d’autres non comptabilisés officiellement : un million de jeunes non encadrés, les décrochés de l’enseignement depuis 2011 à raison d’une moyenne de 100 000 par an, des mendiants dont 600 mille enfants (chiffre évoqué par le sociologue Zouheir Azouzi sur la chaîne de télévision privée Nessma).

Ces chiffres sont corroborés par des statistiques reproduites par la Banque africaine de développement (BAD). Ainsi, « le taux de pauvreté qui était passé de 20,5 % en 2010 à 15,2 % en 2016 est remonté à 30 % entre 2014 et 2018 ».

Ce taux serait bien supérieur (environ 40%) si on s’amusait à appliquer les critères de misère humaine du PNUD (accès aux prestations publiques de qualité : éducation, santé, transport public, administration…).

Ces chiffres effrayants illustrent que l’Etat tunisien n’a pas fait grand-chose pour éradiquer la pauvreté. C’est du moins ce que pense le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi. Interpellé sur ce sujet par la chaîne de télévision privée Attessa, il a déclaré que « depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1956, la Tunisie n’a jamais eu de véritable politique de lutte contre la pauvreté ». Selon lui, les gouvernements qui se sont succédé à la tête de pays n’ont fait qu’instituer des mesures d’accompagnement pour venir en aide aux pauvres du pays et non pour extirper la pauvreté.

C’est pourquoi le nouvel apport financier de la Banque mondiale (300 millions $) ne serait qu’un autre expient voire un palliatif pour juguler, pour un temps, le fléau et non pour l’éradiquer totalement. Car pour venir à bout de la pauvreté, il y a deux voies qui ont fait leurs preuves.

Il y a l’approche ultralibérale dénommée « théorie de ruissellement » selon laquelle la création de richesse profite à tous, différemment… D’après son théoricien le prix Nobel Angus Deaton, « ce qui a permis la réduction de la pauvreté dans le monde, c’est la croissance plus que les mesures de redistribution. Et cette croissance a été favorisée par la liberté d’enrichissement laissée aux plus hardis et aux plus avisés. Ce qui, bien entendu, conduit à une certaine inégalité propre à la diversité des comportements humains ».

Une expertise anti-pauvreté à notre portée

Vient ensuite l’approche qui consiste à responsabiliser les bénéficiaires des aides de l’Etat pour éradiquer la pauvreté et à faire en sorte que leurs enfants ne vivent pas la même situation, moyennant un certain nombre d’engagements qu’ils doivent prendre en contrepartie de l’assistance publique.

Cette expertise de lutte contre la pauvreté a été développée avec beaucoup de succès au Mexique. En 1995, confronté à une crise économique aiguë, le Mexique décida de changer sa stratégie de lutte contre la pauvreté. Le plus important dans cette stratégie baptisée « Progressa en 1997 puis Oportunidades en 2000 » consiste à lutter contre la pauvreté en conditionnant le paiement d’une aide sociale au fait que le bénéficiaire contribue à la réalisation de certains programmes socio-économiques de l’Etat et envoie ainsi, obligatoirement, ses enfants à l’école, les vaccine et leur fait des visites médicales régulières.

L’évaluation par des enquêteurs indépendants sur 24 000 ménages de cette expertise a révélé des résultats positifs. Cette stratégie a permis un ciblage plus précis et plus efficient, surtout pour les ménages extrêmement pauvres. Mieux, les subventions alimentaires ont progressivement disparu. Cela s’est accompagné par la disparition progressive des bénéficiaires dont la situation s’est améliorée. Ils sont devenus, en quelque sorte, inéligibles aux aides de l’Etat.

Autre résultat positif : une augmentation de 18% de la fréquentation des centres de santé, une baisse de 22% de la mortalité infantile (0 à 2 ans) et une baisse de 17% des jours de maladie des adultes.

En clair, la pauvreté n’est pas fatalité. La Chine, dont le peuple était rationné dans les années 50 et avait le même degré de développement que la Tunisie, a célébré ces derniers jours l’éradication totale de la pauvreté à la faveur d’une vision claire. Il s’agit d’un véritable exploit lorsqu’on sait que ce pays compte 1,4 milliard d’habitants.

La Tunisie, avec seulement 11 millions, peut faire autant pour peu qu’il ait la volonté politique.