Le monde après la Covid-19 : Les indispensables changements à opérer en Tunisie (Partie 2)

L’événement : l’Association Club Mohamed Ali de la Culture ouvrière (ACMACO) a organisé, du 7 au 9 août 2020 à Hammamet, sa 27ème université d’été sur le thème «Le monde après la pandémie de la Covid-19 : pour un nouvel ordre mondial, de la nécessité du changement de paradigme. Quel changement pour la Tunisie ? ».

Cette université d’été a essayé d’apporter des éclairages sur trois questions majeures :

  • Quel état des lieux de la catastrophe humaine, sa face cachée et la nécessité d’un nouvel ordre mondial ? 
  • Quel changement en Tunisie après la pandémie Covid-19 ?
  • Quel rôle dévolu à la société civile dans ce changement?

L’objectif recherché est double. Il s’agit de mettre fin à l’héritage makhzénien qui soutient un système politico-rentier bloquant les évolutions nécessaires aux plans social, écologique et économique, et d’engager la société dans un nouveau contrat social : un Contrat social Citoyen.  

Abou SARRA

Concrètement, cette manifestation s’est distinguée par le fait qu’elle a associé la réflexion à l’action.

La réflexion d’abord, à travers le fait que les conférenciers ont développé une approche théorique multidimensionnelle des facteurs qui ont généré cette grave crise.

L’action ensuite, à travers le lancement du Mouvement social citoyen (Mosc). Le but étant d’accélérer la transition démocratique en Tunisie.

Dans une première partie, nous avons évoqué l’état des lieux de la pandémie et son impact socio-économie. Dans cette seconde partie, l’accent sera mis sur les fondements du changement à opérer en Tunisie après la pandémie.

L’impact du réchauffement climatique en Tunisie serait plus grave que celui de la Covid-19

Dans sa communication sur le thème « comment utiliser la crise de la Covid-19 pour relancer la transition sociale et environnementale en Tunisie ? », l’universitaire et expert en développement durable, Samir Meddeb a traité de l’approche environnementale et laissé entendre que la Tunisie court, par l’effet du réchauffement climatique auquel elle est particulièrement exposée, des risques plus graves que ceux générés par la Covid-19.

Samir Meddeb considère que l’approche écologique de la pandémie montre l’urgence d’engager une transition environnementale pour un développement durable et une meilleure justice sociale.

Ce modèle de développement sera fondé sur trois transitions fondamentales : une transition territoriale, une transition écologique et une transition énergétique.

En matière d’aménagement du territoire et de remaping, il s’agit de rééquilibrer l’emprise sur le territoire tunisien, entre un littoral surexploité et surpeuplé et des espaces intérieurs pauvres et sous équipés.

En matière d’écologie, l’accent sera mis sur la diminution de la pression anthropique (pression humaine) sur les ressources naturelles et sur la promotion des activités humaines à faible impact sur les ressources naturelles.

Dans le domaine énergétique, l’effort doit être axé sur la réduction de la consommation d’énergie fossile.

Pour mener avec succès une telle stratégie, l’expert plaide pour un changement de modèle de développement. « Ce nouveau modèle nous touchera tous car il portera sur deux dimensions importantes de nos vies : produire autrement, et consommer autrement », a-t-il indiqué.

A lire une interview exclusive de Samir Meddeb sur la question environnementale.

La pandémie a révélé la “mauvaise qualité de l’homme tunisien“

Le sociologue Abdessattar Sahbani a traité de l’approche sociologique de la crise sanitaire. Selon lui, la pandémie a mis le social face à l’incertain avec une force nouvelle et inégalée.

Il a évoqué un bouleversement des rituels. Les ripostes à la pandémie ont entraîné de profonds empêchements dans le rituel des enterrements. Mais aussi dans les formes des «rites de passage» que constituent les examens scolaires comme le baccalauréat dont le déroulement a été modifié.

La pandémie a fait apparaître de nouvelles terminologies du genre : “confinement“, “covidiot“, “covid’poche“… et toute une série d’autres mots et dessins d’humour.

La pandémie a généré un nouveau positionnement des médecins dans le champ de la décision politique. Le chef de l’Etat consulte les médecins avant de prendre ses décisions ! Le ministre de la Santé et le ministre de l’Intérieur conduisent, au jour le jour, la politique du gouvernement face aux urgences sanitaires.

Il a indiqué que la pandémie a révélé la “mauvaise qualité de l’homme tunisien“ et signalé, à ce propos, la réémergence au grand jour des “tricheurs“ et des “profiteurs“. Ceux qui font flamber les prix au gré des pénuries, réelles ou supposées.

La crise a révélé d’autres comportements sociaux : solidarité, égoïsme, repli sur soi…

Il a fait une mention spéciale pour la violence domestique. « Le confinement dans les appartements de petite taille notamment a exacerbé la violence domestique envers les femmes et les enfants principalement », a-t-il dit.

L’approche historique : Comment l’Etat, la science et la religion ont réagi à la crise

L’historien et universitaire Habib Kazdaghli, auteur également des chroniques quotidiennes de la Covid-19, devait développer quant à lui l’approche historique de la pandémie. Cette dernière, inspirée des “chroniques des beys de Tunis” Ithaf ahl ezzzman bi Akhbar moulouk Tounes WA ahd AL Aman, du réformateur et érudit tunisien Ahmed Ibn Abi Dhiaf, a été axée sur la réaction  de l’Etat, de la science et de la religion à la pandémie.

S’agissant de l’Etat, l’historien a relevé que le gouvernement en place a assuré la continuité de ses fonctions dans cette période incertaine et pleine d’impossibilités. L’Etat providence était de retour. Effectivement l’Etat tunisien s’est montré, lors de la période de confinement total, bienveillant et a soutenu les populations vulnérables.

Parmi les décisions importantes prises, figure le confinement total avec comme corollaire la mise en récession économique volontaire du pays et le renvoi à la maison des 2/3 des travailleurs.

Concernant la médecine, cette pandémie a réhabilité l’hôpital public et révélé les limites de la libre pratique de la médecine (médecins, SAMU, cliniques privées…).

Toujours au rayon de la médecine, la pandémie a consacré le diktat des scientifiques. Les politiciens, relayés au second rang, consultent le « Conseil scientifique » avant de prendre des décisions en matière sanitaire.

Quant à la réaction des religieux, souvent fatalistes, ont constamment abdiqué devant le désastre, ils se sont montrés compréhensibles et ont accepté la fermeture des mosquées au mois de Ramadhan, période au cours de laquelle les “commerçants“ de la religion font généralement la collecte des dons.

Globalement, le discours religieux visant à contester l’approche rationnelle et sécularisée de la crise sanitaire n’a pas eu d’impact significatif dans la société, estime l’historien.

Le pouvoir local ne doit pas être uniquement du ressort de l’Etat

L’universitaire, économiste et sociologue Riadh Zeghal a traité de l’approche territoriale et des limites du pouvoir local, voire de la subsidiarité telle qu’elle est instituée par la Constitution de 2014.

Pour la sociologue, la situation exceptionnelle que la société a vécue avec la Covid-19 a révélé des insuffisances énormes dans le domaine de la décentralisation.

Pour résumer sa pensée, elle estime que la décentralisation souhaitée ne peut être réglée uniquement par les lois et par une vision technique. Elle nécessite la prise en compte des intérêts d’autres acteurs dont les jeunes diplômés marginalisés, les femmes aux foyers qui maîtrisent des métiers et les artistes.

Conçu comme un des leviers du processus de construction démocratique, ce processus de décentralisation peut être ainsi promu, selon elle, par les jeunes en mettant fin à leur marginalisation. Car, dit-elle, on peut lire les questions de la décentralisation sous l’angle concret et pragmatique de la lutte contre le gaspillage que l’on constate dans le pays : gaspillage de ressources humaines, avec le chômage des jeunes diplômés et notamment des jeunes femmes diplômées, gaspillage des ressources naturelles… Réduire les gaspillages suppose souvent des actions de proximité à la portée des pouvoirs décentralisés.

Elle s’est attardée sur l’enjeu de valoriser les métiers de femmes : « les artisanes et agricultrices du pays peuvent promouvoir leurs métiers en véritables leviers de développement local pour peu qu’elles soient aidées à s’organiser en cluster et à gagner en visibilité commerciale et économique », a-t-elle martelé.

La sociologue fait remarquer qu’« une jonction de ces femmes avec les jeunes ayant acquis des savoirs artistiques et de design pourrait féconder cette relation et ouvrir des voies nouvelles, riches en cohésion sociale, en emplois pour les jeunes, en revenus pour les travailleurs et travailleuses des classes populaires ».

Elle considère que la réduction des gaspillages, la mobilisation des compétences, l’acceptation de la diversité des opinions… supposent un changement profond des imaginaires sociaux qui prendra du temps.

« Sur ce terrain des imaginaires, relève-t-elle, le recours aux artistes (peintres, musiciens, chanteurs, acteurs de théâtre) serait d’un grand apport. Car ils savent mobiliser les affects des sociétés avec d’autres moyens que les politiciens ou les administrations. Et ils peuvent avoir une forte crédibilité pour cela ».

Débat : l’essentiel est d’améliorer la résilience aux agressions exogènes

Le débat qui a suivi ces approches multidisciplinaires a fait apparaître trois principaux éléments.

Le premier concerne la capacité du pays à résister à la pandémie et à décréter une récession économique volontaire pour sauver la vie des gens. C’est en soi une performance dans la mesure où le pays, en dépit des dysfonctionnements structurels, est parvenu à fonctionner.

Le deuxième réside dans le fait que la plupart des menaces qui ont pesé jusqu’à ce jour sur la Tunisie sont exogènes, s’agissant de la pandémie Covid-19, les effets néfastes de la globalisation génératrices de déficits, le Wahhabisme religieux et son corollaire le terrorisme, le réchauffement climatique… Autant d’agressions extérieures qui exigent des Tunisiens d’améliorer la résistance du pays et son adaptation aux fléaux climatiques.

Des actions sont possibles à l’échelle de la Tunisie et à celle des pouvoirs locaux et des organisations de la société civile. Ainsi, réformer la Constitution pour améliorer la décentralisation, améliorer en amont la qualité de l’homme, préserver l’environnement, éviter les gaspillages sont des actions à portée des Tunisiens. Elles ne nécessitent pas des moyens importants. Il s’agit le plus souvent de supprimer ou réduire des dépenses inutiles.

Le troisième met l’accent sur l’enjeu de bannir les discours tendanciels et de privilégier le concret, le pragmatisme et l’action. C’est ce qu’a proposé, du reste, cette université d’été à la fin de ses travaux. Ce sera l’objet de notre prochain article.

Suivra …

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