Les chaînes de valeur mondiales vont se recomposer. Quelle stratégie adopter par les pays qui projettent d’améliorer leur insertion dans ce nouvel attelage ? Les experts préconisent le mode “Action directe“, c’est-à-dire partir à la chasse aux IDE et aller chercher le deal, soi-même, auprès des investisseurs cibles.

Le monde de l’après-Covid-19 est en effervescence. Et, en recomposition. Le souverainisme commercial est en marche. La course au lead mondial, teinté de protectionnisme, est lancée. Dans le même temps, les experts prédisent une certaine distanciation marchande entre les blocs dominants. L’après-Covid-19 induira des modifications profondes dans les circuits d’échanges internationaux. Etats-Unis et UE essaient de se soustraire à leur dépendance vis-à-vis des pays asiatiques en matière d’approvisionnement. Il faut, par conséquent, s’attendre dans le sillage de ce repli marchand à un reflux d’investissement. Les chaînes de valeur en seront, naturellement, impactées. Il faut s’attendre à un certain remue-ménage. Et, rappellent les experts, c’est le moment pour les pays de proximité avec l’UE de chercher à se repositionner sur les chaînes de valeur mondiales.

C’est le cas pour la Tunisie. Cela peut apporter de la croissance et du développement. La seule façon de s’y préparer est de prendre les devants. La Tunisie ne manque pas de moyens mais il lui faudra plus de ressort. C’est cet esprit qui a prévalu lors de la rencontre-débat du Club Atuge Finance du mardi 11 courant.

Pour l’occasion, Mouna Ben Hlima, V/P Atuge, a ferraillé avec beaucoup de pertinence et de doigté face à quatre Guest speakers rompus à la prévision et à la prospective, arrimés à la réalité du terrain et instruits des grandes tendances internationales. Il s’agit de Nizar Yaïche, ministre des Finances dans le gouvernement Elyès Fakhfakh, de Marouane Abassi, gouverneur de la BCT, Ferid Belhaj, chief Economist de la région Mena à la BM, et de Mohamed Kallala, responsable au sein du groupe Natixis du service Investment Banking.

Le “pactole“ du siècle

L’après-Covid-19 promet beaucoup pour les pays du voisinage de l’UE. La panique des approvisionnements, chez les pays européens, en temps de Covid-19 a rendu irréversible la relocalisation de nombreuses industries. Les pays européens considèrent qu’ils se sont trop éparpillés, en s’installant en Chine et dans les autres pays du Sud-est asiatique, et envisagent un rapatriement d’envergure. Il s’ensuivrait un reflux d’investissements, dit-on, qui pourrait aller de 50 à 120 milliards d’euro – une manne considérable- pas en un seul jet mais sur les cinq à sept prochaines années.

Cette nouvelle géolocalisation débordera les frontières de l’UE et diffusera dans les pays de proximité. La Tunisie doit s’y préparer. Comment réactiver l’attractivité du site Tunisie ? User de l’effet vitrine ne suffit plus, insiste Mohamed Kallala, car il faut descendre dans l’arène. Désormais il convient de se frayer soi-même sa voie. La compétition est ainsi réglée. Au-delà du travail de branding national et d’image building, il convient d’aller sur terrain, de faire son lobbying et de chercher son deal, soi-même.

Avec qui se lier de préférence ? Rechercher les industriels de préférence aux financiers car ces derniers sont d’un abord élitiste et exigeant.

Quels préalables à une profonde insertion dans les chaînes de valeur

Pour sa part, Nizar Yaïche soutient que les investisseurs ont besoin de lisibilité et de visibilité. Pour cela, la stabilité politique devient une composante incontournable. Nécessairement le climat d’affaires doit suivre.

Les exigences de commodités pratiques sont une aspiration générale. Le compactage du cadre réglementaire serait du meilleur effet. Le ministre affirme que quelques 260 autorisations administratives peuvent être remisées.

Et Marouane Abassi d’abonder dans la même direction en se référant à une opinion émise par Afif Chelbi, ancien président du Conseil d’analyses économiques. Ce dernier affirme que l’on pourrait faire une économie de 75% des démarches administratives, à l’effet de tonifier le parcours des promoteurs de projets, par simple action de rationalisation des procédures, travail interne que peut faire l’administration en intra.

Ferid Belhaj considère également pour sa part que le pays est pris d’une inflation législative. Il rappelle qu’aucun pays parmi les quarante que compte l’OCDE ne possède de code d’investissement, et pourtant leur effet d’appel aux IDE est élevé. L’opinion générale est qu’il convient d’élaguer et d’aller vers la soft law. Et le ministre des Finances reconnaît qu’il faut faire sauter les verrous qui brident l’énergie des chefs d’entreprise et des investisseurs.

Tous admettent qu’il faudrait une dose de courage politique. Et la crise de la Covid-19 est un bon alibi parce qu’elle met l’économie en état d’urgence et qu’il faut réagir avec agilité, rappelle Marouane Abassi, et en modifiant le mode opératoire de l’administration. Ce pas a été franchi lors de la gestion de la crise de la Covid-19.

Auparavant, par volontarisme, le pays commençait par imposer un cadre légal et voir venir. Ce temps est révolu, il convient de laisser faire et d’intervenir en aval, précise Ferid Belhaj.

Quand la Tunisie voulait, elle était capable du meilleur. Et Marouane Abassi de rappeler que le Plan de développement des exportations, en son temps soit autour de l’année 2000, a enregistré des résultats tangibles et encourageants. Dans ce cadre, le plan Famex -qui est une sorte de plan de mise à niveau pour booster l’aptitude à l’export des entreprises- a surperformé. Chaque dinar investi générait entre 15 et 45 dinars d’exportations additionnelles, sur une période d’observation de 1 à 4 années.

Nos secteurs en pointe ne manquent pas de punch pour peu que l’on sache les motiver. Le textile conserve un potentiel remarquable. Pareil pour les IME ou certains secteurs agricoles. Le pays compte plus d’atouts que certains de ses compétiteurs qui performent actuellement, s’accordent à dire Ferid Belhaj et Mohamed Kallala. Est-ce que la partie est gagnée pour autant ?

Dépasser nos handicaps

Le pays n’est pas au mieux de sa forme, mais tous parient sur sa capacité de rebond. L’économie est en stand by prolongé. L’investissement est au plus bas. Pareil pour l’épargne. L’informalité est trop présente. L’économie campe sur un modèle de rente, comme le rappelle Ferid Belhaj, privant le marché des bienfaits de la concurrence. Mais qu’importe, laisse-t-il entendre, si on met en place des instances de régulation.

Le système bancaire est atomisé. On compte 23 enseignes bancaires sur la place, braquées dans leur grande majorité sur leur environnement domestique et peu familières de la sphère internationale. Là encore, laisse sous-entendre le gouverneur de la BCT, une dynamique de restructuration finira par prévaloir. A-t-il un projet en tête pour ? C’est possible !

Tous sont édifiés sur la sous-performance de la chaîne logistique. Le port de Radès est en état de grippage avancé. Le port en eaux profondes, pourtant programmé depuis 2007, n’a pas encore vu le jour. Dix années consécutives avec une croissance voisine de 2% rendent la situation tendue. Pourtant, Nizar Yaïche et Mohamed Kallala avancent qu’en dépit de tous les signaux d’alerte en matière de gestion macroéconomique, dont l’explosion de l’endettement, les fondamentaux tiennent bon. Et M. Yaïche de rappeler que les 67 mesures de réformes qu’il a proposées peuvent redonner du tonus au système, y compris la proposition sur l’amnistie de change.

Marouane Abassi considère que la dynamique maghrébine après tant de tentatives vaines pourrait embrayer sur l’union par les start up, ce qui profiterait à l’ensemble des pays. L’idée est recevable !

Le pays peut se présenter aux investisseurs internationaux comme la porte de l’Afrique, insiste le ministre des Finances. L’argument en soi est plausible. Nizar Yaïche parie de plus sur un horizon d’intégration de la Tunisie avec ses voisins immédiats, à savoir l’Algérie et la Libye. C’est crédible.

On peut arriver à réunir plusieurs leviers en une panoplie globale pour amorcer un reprofilage du système économique afin de réactiver l’attractivité du site Tunisie. L’entreprise est envisageable mais pas du tout gagnée d’avance.

Au défi du futur

Les conférenciers laissent entendre que l’on ne peut pas tomber plus bas et que la pensée ainsi que l’action, réformistes, pourraient reprendre le dessus. Toutefois, il faut rester pondéré. Le pays a besoin d’une vision. La Tunisie est à la veille de la préparation de son plan quinquennal 2021-2025. Voilà une occasion pour se ressaisir. Souvenons-nous qu’il fut un temps, pas très lointain, où le pays pouvait séduire les bailleurs de fonds internationaux. Pendant l’été 2011, le G8 nous a fait certaines promesses. C’était au temps du Jasmin. On sait ce qu’il est advenu du pays depuis. Et on sait comment ont tourné les promesses du G8.

Le pays est dos au mur. Il a mangé son pain blanc. Un atugéen disait, par cynisme, que le pays recèle beaucoup d’opportunités, et que son potentiel est bien réel, mais qu’au final on y concrétise peu et que, de ce fait, il apparaît comme le pays des occasions perdues.

Il ne faut pas se laisser aller à cette fatalité. Nizar Yaïche était formel : si on ne renoue pas avec un profil de croissance voisin de 5%, le pays s’exposera à des convulsions sociales. Mais il ajoute que sur les trois prochaines années, l’investissement public sera modeste. On comprend dès lors que plus d’intégration aux chaînes de valeur mondiales sera la planche de salut pour la Tunisie.

Au tout début des années 90, la FIPA avait choisi pour slogan “Tunisia, a country that works“. La question est de savoir qui pourrait remettre le pays en marche, avant ! Vous l’aurez bien compris sans même qu’on ne le précise. Où trouver l’alchimie du Salut ? Mystère !

Ali Abdessalam