En dépit sa désunion et les scandales qui ont émaillé son parcours, la classe politique née des dernières élections générales (novembre 2020) a paradoxalement à son actif quelques belles réalisations inclusives. 

Il s’agit, principalement, de l’initiative du chef de l’Etat actuel, Kaïs Saïed, de mettre fin à la grève d’investissement observée par les chefs d’entreprise depuis 2011, de l’adoption par le Parlement de la loi sur l’économie sociale et solidaire (ESS) et d’une décision prise par la présidence du gouvernement portant institution par ordonnance du statut d’autoentrepreneur.

A première vue, bien accompagnées et bien encadrées par les structures d’appui en place, ces initiatives-décisions sont capables, à elles seules, de garantir le succès de cette classe politique, et ce quels que soient les changements qui peuvent survenir (changement de gouvernement, dissolution du Parlement…).

Précisons que ces initiatives s’inscrivent dans le droit fil des valeurs scandées lors du soulèvement du 14 janvier 2011, et des slogans brandis à cette époque, à savoir : emploi, liberté et dignité…

Par Abou SARRA

Dans un premier article, nous avons jeté la lumière sur l’initiative du président de la République. Dans le second, nous avons traité de la portée de l’institution par ordonnance du régime de l’autoentrepreneur en Tunisie. Dans cette troisième et dernière partie, nous allons donner des éclairages sur le projet de loi adopté le 17 juin 2020 par l’Assemblée des représentants du peuple sur l’économie sociale et solidaire (ESS), branche de l’économie qui concilie activité économique et équité sociale.

L’économe sociale et solidaire, de quoi s’agit-il ?

En théorie, le concept d’économie solidaire et sociale (ESS) désigne un ensemble d’entreprises organisées sous forme de coopératives, mutuelles, associations, ou fondations, dont le fonctionnement interne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité et d’utilité sociale.

Ces entreprises adoptent des modes de gestion démocratiques et participatifs. Elles encadrent strictement l’utilisation des bénéfices qu’elles réalisent : le profit individuel est proscrit et les résultats sont réinvestis. Leurs ressources financières sont généralement en partie publiques. 

L’adoption de cette loi constitue un événement majeur dans l’histoire économique de la Tunisie dans la mesure où l’institution de ce type d’économie vient légaliser la coexistence des secteurs public, privé et coopératif.

Avec cette nouvelle législation, qui vient réglementer légaliser et systématiser en Tunisie l’ESS, également dénommée “Tiers secteur“, la Tunisie se dote d’un cadre juridique, d’un cadre institutionnel et de nouveaux mécanismes de financement pour promouvoir et accompagner l’économie sociale et solidaire.

Il s’agit d’une avancée majeure en ce sens où cette branche d’économie va profiter à des activités dont l’objectif principal, bien avant le profit, est de répondre aux besoins d’une catégorie, souvent défavorisée et marginalisée de la population, à l’instar des habitants des zones enclavées de l’intérieur du pays, des diplômés du supérieur au chômage et des communautés laissées-pour-compte des quartiers suburbains.

Etat des lieux

Globalement, l’ESS dans l’état actuel en Tunisie, est un secteur invisible. Les acteurs qui y évoluent sont inefficaces.

Par les chiffres, le nombre d’entreprises qui opèrent dans l’ESS actuellement s’élève à 20 000 contre 11 000 en 2010. S’y ajoutent 300 coopératives, une centaine de mutuelles et quelque 2 700 autres associations qui interviennent essentiellement dans la sphère de l’ESS (associations de micro-crédits et environnement).

L’ensemble de ces structures qui opèrent dans le secteur social ne représente que 1% du PIB. Certaine sources parlent de 0,6% contre 10% en moyenne dans les pays européens.

Leur contribution en termes de création d’emploi est encore plus faible. En cause, l’absence d’une loi organique qui régule le secteur.

Spécificités des entreprises d’économie sociale et solidaire

Concrètement, les communautés marginalisées vont s’associer dans des coopératives et des mutuelles pour créer leurs propres emplois et leurs propres sources de revenus. L’ultime objectif étant de leur assurer des conditions de vie décente, en vue de l’inclusion, de la stabilité sociale et territoriale, en concrétisation du développement durable et du travail décent.

La principale nouveauté de cette loi consiste justement à “légaliser“ les entités qui exerceront dans le domaine de l’ESS et à les aider à accéder à des financements appropriés. Il s’agit, généralement, d’associations, de mutuelles, de coopératives ou encore de fondations. Elles peuvent être également des entreprises. Ces entités sont mues par les valeurs de solidarité, privilégiant l’homme au capital, au service d’un projet collectif d’utilité sociale.

L’ESS est à même de constituer une réponse appropriée à l’incapacité du secteur public à recruter et du secteur privé à créer des entreprises. «L’économie sociale et solidaire permettra la création de 200 000 postes d’emploi supplémentaires, et sa contribution au PIB s’élèvera à 10%», a calculé le ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, Fathi Belhaj, qui a défendu, devant le Parlement ce projet.

Cette loi est particulièrement attendue dans les régions intérieures pour promouvoir les micro-projets, encadrer et accompagner les initiatives locales, et solidifier un tissu économique vulnérable et déstructuré.

En sont exclues les entreprises individuelles (unipersonnelles) et les entreprises publiques.

Le projet prévoit la création d’un organisme public dénommé “Instance tunisienne de l’économie sociale et solidaire“. Elle sera placée sous la tutelle du ministère concerné par ce secteur.

Les attentes du gouvernement et de la société civile

Pour le gouvernement, l’ESS engrange de plusieurs avantages. C’est un remède au moindre coût aux fins de créer des emplois et d’entreprises et de faire face aux insurrections non encadrées dans l’arrière-pays.

Concrètement, il entend atteindre plusieurs objectifs à la faveur du développement de l’ESS : stabiliser les régions en constante scission, sédentariser les communautés marginalisées, les faire bénéficier de sources de revenus décentes et pérennes, rétablir leur confiance en l’Etat, les responsabiliser et les impliquer. L’ESS étant par principe inclusive.

Au plan financier, le gouvernement projette de rationaliser les fonds qu’il alloue sans discernement au titre de l’ESS. Plus simplement, il cherche à mettre fin au gaspillage et à la mauvaise gestion de ces fonds accordés anarchiquement sans aucune vision claire.

Quant à la société civile, l’objectif recherché est triple. Il s’agit de réduire les inégalités d’accès aux droits dans leur acception globale (déséquilibre régional et local, iniquité des chances, des conditions de travail indignes…).

Il s’agit aussi de développer l’approche participative et inclusive à travers la promotion de la coresponsabilité (responsabilité de mettre en œuvre des décisions, d’assumer les difficultés et de valoriser les succès), de l’inclusion (bénéficiaires qui participent à toutes étapes d’exécution des projets : préparation, mise en œuvre, évaluation …) et de transparence (visibilité et lisibilité des procédures de décision et de gestion).

La société civile, qui a apparemment encore à l’esprit l’échec de la collectivisation dans les années soixante, insiste beaucoup sur la conscientisation des bénéficiaires et sur l’organisation de campagnes de sensibilisation et d’information en leur faveur. Pour elle, la dotation de l’ESS d’un cadre institutionnel et juridique est certes nécessaire, mais il serait encore mieux que les concernés y adhèrent avec conviction.

Pour l’histoire, et pour être complet sur le sujet, l’économie sociale et solidaire a été expérimentée, durant les années soixante (1964-1969) de manière autoritaire par l’Etat et dans des conditions malheureuses (collectivisation contraignante). Et elle a été, depuis 1969, occultée et marginalisée pour des raisons idéologiques perceptibles à travers la montée du néolibéralisme et sa prédominance durant plus de 50 ans. Mais également parce qu’elle est confondue avec le collectivisme (socialisme).

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