Exportations et IDE à l’épreuve de la pandémie de la Covid-19 en Tunisie. Le bilan pèsera lourd sur les opérateurs. La solution viendrait d’une réactivation énergique du réseautage Public-Privé.

WMC : Le plan de soutien à l’économie a englobé les entreprises exportatrices (étrangères / internationales/mixtes) et leur a accordé, en prime, plus d’ouverture sur le marché local. En pratique, comment juger de la mise en place des mesures d’assistance ? Et, sur terrain, ont-elles été suffisantes ?

Aslan Berjeb: Les mesures d’assistance constituaient une soupape de sauvetage pour les exportateurs afin de maintenir un rythme vital de production en vue de limiter l’impact de la fermeture des frontières. Hélas, le ressenti des investisseurs-exportateurs constate l’insuffisance de ces mesures.

L’Institut national de la statistique (INS) a publié, mercredi 13 mai 2020, les indicateurs du commerce extérieur à prix courant.

Les exportations pour le mois d’avril sont en baisse de 48,9% en glissement annuel vu que nos principaux marchés ont été touchés.

L’export a été très impacté par la crise, ce qui touchera la balance commerciale et les entrées des devises, bien que des efforts intelligents aient été déployés, tels que le lancement de la plateforme interactive du CEPEX afin de s’informer des préoccupations et propositions des exportateurs dans le contexte de la Covid-19 ; de même que le lancement de la plateforme numérique foprodextunisiaexport.tn afin d’accélérer les mesures d’obtention des primes d’exportation.

Bien des rumeurs, souvent alarmistes, ont circulé prévenant sur un emballement du chômage et même sur d’éventuelles faillites. Les entreprises exportatrices (étrangères/inter/mixtes) sont-elles concernées par ces menaces ? Que sera le bilan de la crise économique pour cette catégorie d’entreprises ?

Les recettes d’exportation en Tunisie ont augmenté en 2019, élevant à 43,9 milliards de dinars, contre 41 milliards de dinars en 2018 ; elles seront certainement impactées par les effets de la pandémie.

Les exportateurs ont vu beaucoup de leurs commandes à l’export annulées, la diminution du chiffre d’affaires est inéluctable.

Les difficultés financières exposent les entreprises exportatrices à trois types de menaces : la dépendance avec l’étranger en crise, l’arrêt de l’export et les difficultés socioéconomiques propres au contexte local.

Au-delà du bilan économique certes catastrophique pour cette catégorie d’entreprises, c’est l’impact macroéconomique sur la Tunisie qui constitue un risque systémique majeur, surtout si l’on sait que 60% des transactions commerciales de notre pays sont réalisées avec la Chine, l’Italie et la France, la baisse consécutive de la production est imminente ; nous importons 30% de nos matières premières de Chine, d’où la nécessité d’une réelle prise de conscience des pouvoirs publics afin d’amortir de choc.

En matière de paiement, les entreprises exportatrices ont-elles enregistré une augmentation de leurs impayés ? Les couvertures d’assurance-crédit à l’export ont-elles fonctionné, convenablement ?

Il va sans dire que les annulations des commandes et le contexte local lié aux mesures sanitaires augmenteront les impayés des exportateurs. J’oserais dire que la moitié de ceux-ci déclarent ouvertement leurs difficultés en vue d’une prise en charge par les mesures d’assistance.

Pour ce qui est de l’assurance-crédit à l’export, il faudrait la rendre accessible d’abord pour pouvoir l’évaluer. C’est à la mi-exercice (fin juin 2020) que l’on en saura beaucoup plus.

Le déconfinement est à présent amorcé, en Tunisie et chez nos principaux partenaires européens. A quel niveau situez-vous le niveau d’activités de ces entreprises (reprise totale ou partielle) ? Quelle est la visibilité sur les marchés européens ?

A ce jour, la reprise est partiellement amorcée pour deux raisons, la liaison avec l’étranger car la reprise s’effectue tout de même en mode dégradé, d’une part, et le redéploiement des activités et des marchés en vue d’une réactivité des investisseurs exportateurs voulant limiter l’impact de la pandémie, d’autre part.

Vous avez parfaitement raison d’évoquer les marchés européens au pluriel car le rythme des reprises au sein de l’UE n’est pas celui des reprises en dehors de l’Europe, la pandémie frappant les pays européens différemment, la reprise avec l’Europe s’effectuera selon un rythme « national » au cas par cas, ce qui limitera la visibilité couvrant le deuxième semestre 2020.

Chez nos partenaires européens s’élèvent des voix appelant à la relocalisation de certains secteurs industriels. Faut-il redouter le départ de certaines entreprises exportatrices ? Si oui quels secteurs seraient concernés ?

D’abord, c’est à la Tunisie et aux Tunisiens de défendre l’attractivité du site/destination Tunisie, et ce en pérennisant les investissements liés à l’export, justement en évitant dans la mesure du possible des éventuels départs. Il serait prématuré de parler de départ au jour d’aujourd’hui étant sous «confinement ciblé» même si, force est de constater, il y a des secteurs plus touchés que d’autres. Gardons un espoir réaliste dans l’avenir des exports en Tunisie.

Par ailleurs, suivons de près le mouvement de relocalisation potentiellement à l’actif de la Tunisie, la pandémie de la Covid-19 pourrait constituer un accélérateur de relocalisation.

Régulièrement le Conseil des Chambres mixtes réalisent des enquêtes-baromètres auprès des chefs d’entreprises exportatrices. Avez-vous connaissance de sondages récents de cette nature ? On souhaiterait connaître le moral des chefs d’entreprise ? Ainsi que leurs revendications précises pour la reprise qui se dessine ?

Depuis le début de l’année 2020, des voix se sont élevées pour associer le Conseil des Chambres mixtes dans la prise de décision économique en Tunisie. Nous rappellerons que cette structure représente plus de seize Chambres étrangères de commerce et d’industrie et vaut plus de quatre mille entreprises étrangères. Le partenariat avec le Conseil dans le contexte de pandémie ne peut que renforcer la compréhension et la solidarité.

A ma connaissance, le sondage le plus exhaustif a été réalisé par l’IACE durant la première quinzaine du mois d’avril 2020, certains résultats témoignent de ce qui suit : 61% des entreprises exerçant dans le secteur industriel et 40% des sociétés commerciales ont déclaré que cette crise a “un impact élevé” sur leurs exportations.

Une autre étude menée par le ministère tunisien de l’Industrie et des PME auprès d’un échantillon de 467 entreprises industrielles exportatrices (62% étant soumises au règlement d’exportation partielle et 32% sont soumises au règlement d’exportation totale) a révélé que près de 90% des entreprises industrielles exportatrices en Tunisie ne seront pas en mesure de maintenir leurs activités au-delà de 3 mois, suite à la baisse de leurs chiffres d’affaires, durant cette pandémie de Covid-19.

Vous êtes à la tête d’un cabinet de conseil international. En 2019 vous avez été primé à Paris comme premier cabinet tunisien. Selon vous, quels sont les avantages comparatifs à mette en avant pour attirer des IDE en Tunisie ?

Les avantages institutionnels de la Tunisie pour attirer les IDE sont bien connus, ce qui fait vraiment la différence de la Tunisie est la qualité de ses forces vives avec une aptitude surprenante pour maîtriser les TIC. Cette aptitude n’était plus à démontrer durant le confinement en mettant en place des COB plans (plans de continuité d’activité) utilisant le télétravail, des sites de production technologiques back-up ont même fonctionné.

Les pouvoirs publics ont dû s’adapter, en témoigne le décret gouvernemental n°2020-310 du 15 mai 2020, obligeant les structures publiques ainsi que les documents émis par celles-ci au recours aux moyens de communication modernes.

L’aubaine africaine est toujours à saisir pour nos entreprises, c’est à l’Etat de repositionner une Tunisie économiquement multidimensionnelle via ses exports et sa position géographique servant de pivot aux puissances mondiales attirant les IDE y relatifs.

En matière de promotion, les mécanismes classiques, tels les forums internationaux, ont montré leurs limites. Quel renouveau en matière de prospection et de lobbying pour séduire/persuader les IDE ?

Le réseautage public-privé doit jouer pleinement son rôle. La détection des IDE peut très facilement s’opérer via nos représentations diplomatiques, c’est aux organismes professionnels (CONECT, Chambres mixtes, think-tank, leaders d’opinion et autres) d’assurer le relai. Le site Tunisie étant attractif par nature et stratégique géographiquement qu’il faudrait sur le plan local trouver la juste imbrication en vue d’une meilleure inclusion en prônant la bonne gouvernance et en améliorant la logistique tout en limitant la bureaucratie accompagnant les IDE.

Vous êtes proche de l’ICE, agence du commerce extérieur italien, lequel a dynamisé ses actions de partenariat ciblées entre la Tunisie et l’Italie. Quel répondant y a-t-il de part et d’autre ?

Toutes les dernières actions de partenariat entre nos deux pays et pilotées par l’ICE ont intégré les opérateurs publics et privés des deux pays, promouvant le Partenariat Public-Privé et mettant en valeur les opportunités à saisir.

Par ailleurs, toutes les actions ont été suivies par des rencontres B2B qui ont connu un franc succès selon les opérateurs des deux pays.

Le secteur exportateur italien a intégré la composante “Cluster“ dans son business model, et cela a bien fonctionné. Peut-on tirer avantage de l’implémentation du modèle italien, pour dynamiser notre secteur exportateur ?

Naturellement, la composante “cluster” du secteur exportateur italien a été un levier important de l’exportation en Tunisie, et ledit modèle a été reproduit dans divers secteurs (électronique, composantes automobiles, TIC, etc.) et dans diverses régions.

Au-delà de la dynamisation certaine de notre secteur exportateur, j’estime que cela sera déterminant dans les choix des sites de relocalisation des activités des partenaires européens post-Covid-19.

D’ailleurs, c’est grâce à l’existence de clusters en Tunisie que pendant la période de confinement, un certain nombre d’entreprises implantées en Tunisie ont dû faire face à des commandes supplémentaires en prenant le relais à la demande de leurs partenaires européens en arrêt total. C’est dans une situation pareille que le “cluster” a montré tout son intérêt.

Propos recueillis par Ali Abdessalam

*Managing Partner – Avocat à la Cour de Cassation / Lawyer at the Supreme Court