Une bonne partie de la difficulté de reconstruction de la Tunisie et la réussite de sa transition, depuis 9 ans, résulte d’un engrenage de facteurs politiques manquant de légitimité, d’une crise de gouvernance et d’une incapacité de l’Etat à neutraliser les facteurs socioéconomiques. Le populisme d’une classe politique, dans sa grande majorité, sans grande culture économique et un arsenal légal étoffé mais inappliqué ont été à l’origine d’une dépression économique sans précédent depuis l’indépendance et qui risque même de saper le processus démocratique.

Que faire pour pallier à une situation aussi explosive ? 

Entretien sans concession en 2 actes avec Fayçal Derbel, expert-comptable, ancien membre de l’IACE et député rapporteur de la Commission des finances de l’ARP. 

WMC : Ridha Chalgoum, ministre des Finances du gouvernement sortant, a affirmé avant son départ ce qui suit : « celui qui prétend que nous sommes dans une situation financière difficile ne dit pas la vérité ». Est-ce le cas ?

Fayçal Derbel : La situation est difficile, quoi de plus évident ? D’ailleurs, c’est ce que pensent au moins 10 millions de nos compatriotes qui le sentent dans leur chair et crient haut et fort leur malaise. Ne tombons cependant pas dans l’alarmisme ou le catastrophisme, mais ne banalisons pas non plus.

Les chiffres sont sérieux et ils sont têtus. Le pouvoir d’achat le démontre et la déprime sociale l’exprime. L’année 2020 va être encore plus difficile.

Je m’explique. Il s’agit de mobiliser des ressources financières externes de 8,8 milliards de dinars que nous devons solliciter auprès de nos bailleurs de fonds classiques. Je cite le FMI, l’Union européenne, la BAD, et aussi par une sortie sur les marchés internationaux pour l’équivalent de 1,1 milliard d’euros.

Pour l’instant, la situation est au statut quo avec les bailleurs de fonds, ce qui aura des conséquences sur les conditions d’octroi de crédits à la Tunisie.

Et comment se porte notre économie ?

Tout d’abord parlons Constitution. La dimension économique a été totalement occultée dans la Constitution de 2014 qui n’a comporté que quelques dispositions qui n’augurent pas d’une économie compétitive et diversifiée et ne garantissent pas la liberté du commerce et de l’investissement.

A la lecture des différentes dispositions de la Constitution, nous relevons que les termes «économie/économique» n’ont été cités qu’à trois reprises (articles 8, 10 et 129), ce qui constitue une faiblesse notoire par rapport à d’autres Constitutions promulguées après les révolutions du printemps arabe. Ainsi, le terme «économie/économique» est prévu 27 fois dans la Constitution égyptienne).

La Constitution tunisienne a énuméré une longue liste de droits des citoyens mais a ignoré le droit d’entreprendre, d’exercer le commerce et de l’initiative économique. Ces droits ont pourtant été prévus par la 1ère Constitution tunisienne de 1864 (destour Ahd El Amène du 10 septembre 1857). C’est dire.

Passons maintenant au contexte actuel. Le dernier trimestre de l’année 2019 est exceptionnel car hautement politique puisque les élections présidentielle et législatives y ont eu lieu ; et c’est pareil pour le premier trimestre 2020 avec les deux gouvernements successifs.

A fin février, nous sommes toujours au point mort sur le plan économique car pendant des mois nous avons été entièrement focalisés sur le politique.

Maintenant attendons voir comment le gouvernement Fakhfakh, qui vient d’avoir le vote de confiance, va gérer, d’autant plus que les conditions climatiques de la Tunisie ne sont pas les meilleures pour la saison. La sécheresse menace les cultures céréalières et il n’est pas sûr que les récoltes atteignent les quantités sur lesquelles nous avons établi le budget 2020 et qui s’élèvent à 20 millions de quintaux.

L’année dernière, la récolte céréalière a été de 24 millions de quintaux. C’était la deuxième plus grande récolte depuis l’indépendance.

Pareil pour l’huile d’olive, le quart de la culture est encore sur arbre, ce qui est très mauvais pour la qualité de l’huile et la récolte en elle-même.

Par conséquent, je nous vois mal réaliser les prévisions budgétaires pour l’année 2020 et dans lesquelles nous tablons sur une croissance de 2,7%. Nous devons réviser à la baisse nos attentes quant à la contribution du secteur agricole au PIB représentant 5 fois la contribution de 2019.

Nous avons également prévu une production de 5,5 millions de tonnes de phosphate, et ce n’est pas non plus évident avec les aléas du bassin minier qui n’est pas socialement des plus stables.

L’exploitation du champ Nawara n’a pas vraiment bien démarré et il est à l’essai depuis 2 mois alors que des tensions sociales sont déjà annoncées dans ce champ minier et ça n’augure rien de bon.

A ce train-là comment allons-nous pouvoir honorer le service de la dette et pallier aux dépenses publiques ?

Les salaires sont de l’ordre de 19 milliards de dinars. Pour rembourser nos dettes, il nous faut dénicher 11 milliards de dinars, ce qui ne laisse pas beaucoup de marge à l’investissement.

Donc pas de titre II, pas d’investissement ?

Il n’y a plus de titre II, c’est beaucoup plus profond que ça. Ce qu’il faut, c’est un plan de relance et il ne faut surtout pas envisager la préparation d’une loi de finances complémentaire pour tout de suite. D’après moi, peut-être faut-il la prévoir quelques semaines avant la fin de l’année car en amont, nous aurions des indicateurs clairs et plus ou moins précis.

Il faut prendre en compte le cours du dollar, celui de l’euro et du baril de pétrole et tout cela dépend aussi du contexte international.

Ce qu’il faut aujourd’hui et au plus vite, c’est une loi pour la relance économique qui permet de lever tous les handicaps qui bloquent aujourd’hui l’investissement et l’épargne.

Comment pensez-vous pouvoir relancer l’investissement dans une ambiance délétère où les créateurs de richesses sont traités de tous les noms et où la haute administration est prise dans une toile d’araignée composée de lois désuètes et paralysantes ?

Justement, il va falloir mettre un terme à cette chasse aux sorcières qui n’a que trop duré !

Dans toutes les expériences étrangères, l’appellation de l’instance chargée de la justice transitionnelle comprenait le vocable “Réconciliation“. Cela n’a malheureusement pas été le cas dans notre pays. Alors que dans d’autres pays, on a retenu comme objectifs fondamentaux de l’instance chargée de la justice transitionnelle la réconciliation, la vérité et le pardon, l’expérience tunisienne a transgressé à ces objectifs.

Pour ne citer que l’exemple des personnes «accusées» d’avoir fait appel au président déchu pour qu’il se présente aux élections de 2014. Ces personnes (des dizaines de milliers de citoyens) ont été exclues du processus électoral de 2011 et ont fait l’objet d’horrible lynchage, et d’actes de violence vulgaire et débridée. Dans la plupart des cas, le «forfait» de ces personnes n’est ni prouvé, ni reconnu, ni établi.

Mais pas seulement, la communauté d’affaires vit aujourd’hui un malaise sans précédent. Des personnes comparaissent devant la Brigade d’investigation à cause de lettres de délation anonymes, sans preuves et sans aucun justificatif. Cela veut dire que n’importe quelle personne peut envoyer une lettre anonyme, accuser un tel d’actes délictueux et voir la machine policière ou judiciaire se mettre en branle. Le temps que l’on s’assure de l’innocence du concerné, sa réputation et sa vie ont d’ores et déjà été atteintes !

Pour mettre fin à ces pratiques, de deux choses l’une, ou l’on ne peut porter plainte que lorsqu’on présente des preuves convaincantes et justifiées, ou tout simplement on sursoit à toute poursuite.

Il faut arrêter de malmener la communauté d’affaire et sécuriser les opérateurs privés honnêtes. Elyès Fakhfakh a parlé de changer de logiciel. Faisons-le et planchons sur plus important : la relance.

Comment voyez-vous la relance ?

La loi de relance ne doit pas se limiter aux aspects fiscaux qu’on pense incitatifs. Parce que la déduction des bénéfices et revenus, soit le dégrèvement financier pour les sociétés soumises à l’impôt au taux de 25%, n’est pas ce qu’il y a de mieux. Une loi de relance doit couvrir tous les aspects liés à l’investissement, à commencer par le climat de l’investissement, le climat social, le climat politique, la sécurité des gens et pourquoi pas la révision de l’article 96 du code pénal pour que l’Administration puisse travailler dans la sérénité. Pourquoi pas une réconciliation intégrale ?

Il y a 4 milliards de dinars qui circulent dans l’informel dont nous pouvons récupérer une grande partie. Nous avons exigé les références des paiements sur chaque contrat de transaction, donc nous sommes dans une situation de blocage. Alors que si nous discutions avec ces gens-là en négociant un accord du style « versez aux caisses de l’Etat les 20% qui leur reviennent et mettez votre argent à la banque », nombreux sont ceux qui pourraient accepter le deal.

Autre chose : réinvestir dans l’immobilier. L’Etat possède des terrains immenses, il peut les aménager, construire des logements de différentes catégories et les vendre ou les louer à des taux très accessibles aux fonctionnaires qui n’ont pas de logement moyennant une petite baisse des salaires. Ceci permettra de baisser la masse salariale et mieux négocier avec les bailleurs de fonds et notamment le FMI.

C’est ainsi que nous pouvons leur prouver notre sérieux dans le respect de nos engagements. Même une baisse de 1% de la masse salariale nous permettra de récupérer la confiance de nos partenaires internationaux.

L’amnistie de change doit avoir lieu et nous allons, à la Commission des finances, revoir plusieurs dispositions incluses dans le code de change.

Il y a quand même eu une loi sur l’investissement qui a été adoptée par l’ARP. N’est-elle pas suffisante pour la relance ?

La loi sur l’investissement s’est avérée être un fiasco. Trop de lois tuent la loi. Il y a donc un grand travail à faire, celui d’assainir l’arsenal légal pour avoir des références précises et simples.

Lorsqu’il y a beaucoup de dispositions, on n’arrive plus à les appliquer, sans oublier la forte présence des lobbys de toutes parts qui ont pu imposer des lois faites sur mesure.

Le code d’investissement promulgué en 2016 n’a pas été appliqué. Pour notre grand malheur, notre législation est une législation de façade. Et ce qui est extraordinaire, c’est ce décalage entre le texte et le contexte.

Nous avons de loin dépassé en la matière des pays comme les USA, nous avons des lois contre le blanchiment, contre l’évasion fiscale, contre la fraude, anticorruption, mais leur application reste à prouver.

En matière de fiscalité, les professions libérales restent les seules à pouvoir échapper à la pression fiscale tant il est vrai que leurs lobbys figurent parmi les plus forts.

Nous savons aujourd’hui que les professionnels libéraux doivent payer l’équivalent de ce que paient leurs homologues dans la fonction publique. Un médecin libéral doit payer ce que paye un médecin de même grade exerçant dans le public. Il en est de même pour les avocats, les experts-comptables, les architectes, etc. Mais il y a tellement que nous n’arrivons plus à les appliquer.

Ne pensez-vous pas aux risques que la Tunisie encourt au vue des ressources financières limitées et des exigences de la centrale syndicale pour le respect des conventions signées à propos des augmentations salariales ?  

Je pense que l’UGTT est une organisation patriote, consciente des enjeux auxquels fait face la Tunisie. Un pacte pour une trêve sociale d’au moins 2 années entre l’UGTT, l’UTICA et le gouvernement est indispensable dans le contexte actuel. L’Etat ne peut plus supporter les augmentations salariales. Aujourd’hui, les salaires de la fonction publique représentent 54% des ressources propres de l’Etat.

De l’autre côté, ce n’est pas éthique de bloquer les salaires, parce que la vie est chère et une grande partie de nos compatriotes auront des difficultés à assurer. L’urgence est donc dans la maîtrise des prix et ce par tous les moyens possibles et imaginables.

Il faut mettre fin au diktat des intermédiaires et sanctionner les spéculateurs. C’est ainsi que nous pourrons maîtriser l’inflation. Continuons à vendre les produits alimentaires de base à leur prix actuels. Mais d’autres produits ne peuvent plus être subventionnés.

Au Maroc, le litre de carburant se vend à 1 euro et plus, c’est-à-dire près de 4 dinars. En Mauritanie, le carburant est beaucoup plus cher qu’en Tunisie.

Il y a aussi la possibilité d’émettre des cartes spéciales pour les ménages qui ont des rentrées d’argent de moins de deux mille dinars par mois. Il y a des produits que nous pouvons réserver exclusivement aux ménages. Le coût d’une bouteille de gaz est de 21,400 dinars, elle est vendue à 7,400 dinars. Qui a besoin d’une bouteille de gaz ? C’est celui qui n’a pas le gaz naturel. Et pourtant les industriels en bénéficient, les exploitants de poulaillers, les restaurants, les gargotes et j’en passe. Ils profitent d’avantages sociaux qui devraient être réservés aux ménages en situation précaire.

Nous devons faire en sorte que les ménages profitent de la compensation. On peut prendre des mesures dans ce sens. Il faut aussi bloquer des produits de base et figer les salaires pendant deux ans.

Deuxièmement, il faut arrêter de parler de lignes rouges s’agissant des entreprises publiques. Ça suffit ! Je ne prône pas la privatisation mais la restructuration ! Est-il normal que l’Etat soit propriétaire d’une entreprise de poulailler dans un environnement compétitif ? Pourquoi voulez-vous qu’il possède 4 banques avec une cinquième en route : la banque de développement régional ?

Il y a des entreprises comme la STEG, la SONEDE ou Tunisair qui doivent être préservées, mais les perdantes renflouées par les deniers publics et l’argent du contribuable pourquoi ne pas les restructurer, ou y introduire des participations des privés ? Si grâce à l’ouverture du capital je peux les sauver pour pouvoir aider celles que je ne peux aucunement céder, pourquoi ne pas le faire ?

Prenons l’exemple de Tunisair. Il faut bien dégraisser la compagnie battant pavillon national, indemniser les partants et améliorer la flotte en achetant d’autres avions. Aujourd’hui, Tunisair est dans une situation catastrophique, il faut chercher un partenaire stratégique.

La privatisation de Tunisie Telecom a permis un gain de 3,05 milliards de dinars. Je peux faire cette opération avec les banques, pourquoi avoir 3 banques (la BNA, la STB et la BH) ? Si je peux trouver un partenaire stratégique pour la BH ou la BNA, je pourrais peut-être dégager 100 à 150 millions de dinars que j’injecterais dans des entreprises en difficulté pour les sauver.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali

Lire la 2ème partie: Tunisie : «Nous avons intérêt à faire un véritable audit des finances publiques», estime Fayçal Derbel (2/2)