Porteur d’un cinéma qui creuse dans la dictature et la mémoire collective au Chili, Gonzalo Justiniano, réalisateur installé à Santiago, était dernièrement à Tunis.

Entretien avec l’un des réalisateurs les plus importants de son pays, qui avait connu l’exil. Dans un Chili gagné par les protestations, se dresse le portrait d’un Gonzalo toujours en quête de cette mémoire que beaucoup de ses compatriotes refusent de revivre.

Le Cinéma de Gonzalo sous la dictature

Avant son exil en Europe au milieu des années 70, sous le régime du dictateur Augusto Pinochet (1915-2006), le réalisateur avait dû, parfois, tourner dans les bidonvilles.

Dans un pays confisqué, la production cinématographique ne semblait pas si évidente. Pour les besoins de tournage, le jeune Gonzalo fréquentait les quartiers pauvres de Santiago. A l’époque, il partageait le quotidien des dirigeants communistes qui se cachaient dans une maison du quartier. Les prêtres venaient des Etats-unis d’Amérique pour prêcher l’amour de dieu auprès de ces populations démunies.

Le tournage, se faisait sur place, sous la crainte permanente de se faire capturer ou saisir son matériel. Avec des gens qui avaient peur de sortir, il vivait sous la menace du régime. Il côtoyait tout ce monde dans une période assez terrible marquée par “la persécution, les assassinats et la répression brutale”.

Le réalisateur rappelle qu’avec le coup d’Etat de 1973, le régime militaire avait commencé à éliminer les progressistes et plusieurs accusés d’appartenance communisme ont été disparus ou assassinés.

Ces faits sont repris dans son film “Cabros De Mierda”, fiction de 90′ produite en 2017. Pour Justiniano, cette oeuvre clé dans sa vie personnelle et professionnelle aborde “la lutte pour récupérer la mémoire et que beaucoup de gens comme nous dans le monde mènent”.

Entre l’exil européen et le retour

Sous le régime de Pinochet, étalé de 1973 à 1990, presque tous les cinéastes importants sont exilés en dehors du pays, d’autres ont trouvé la mort. Justiniano se rappelle d'”une répression totale qui touche au cinéma et à la culture en général”.

Le jeune réalisateur avait lui aussi quitté le Chili de 1976 à 1990. Il a, dans une première étape, rejoint Londres pour s’installer ensuite à Paris où il avait fait ses études à l’université Paris-Lumières. De cette époque, il garde en mémoire ses allers retours au Chili pour tourner des séquences documentaires, dans la clandestinité”.

Son premier film de fiction était, en 1985, “Les enfants de la guerre froide” qui a fait renforcer la notoriété du réalisateur après avoir gagné un prix au festival de Berlin. Ce film “tourné en 1984 sur proposition de la télé française alors que je vivais à Paris est assez spécial pour moi”, affirme le cinéaste. Cette fiction est une sorte de “rencontre avec moi-même, les images, le chili, un régime criminel et beaucoup de gens qui me sont assez importants”.

A son retour au pays, dix ans après son exil, il dit s’être senti étranger. Il dit avoir décelé la peur dans le regard des gens vivant dans le risque de se faire piéger par un voisin ou ceux qui coopèrent avec la police de Pinochet.

Et depuis, il avait continué à faire des films dans le cadre de coproductions avec des chaînes allemandes, espagnoles et anglaises. Des films à petit budget avec pour intérêt souvent cette recherche dans l’intime et la vie des gens.

Gonzalo estime qu’actuellement la situation a beaucoup changé”. Bien que l’aide publique demeure timide, mais il est devenu beaucoup plus facile de faire un film. “Des 3 à 4 films réalisés annuellement, réalisés par les quelques 15 cinéastes, on est passé à une nette évolution dans le secteur.”

Le champ d’expression dans le 7ème art s’est considérablement élargie pour la nouvelle génération grâce aux moyens techniques et technologiques modernes qui ont facilité la production cinématographique.

La mémoire, presque un tabou au Chili

Avec les nouveaux médias et internet, il est devenu possible de s’exprimer plus librement. Le réalisateur qualifie un état des lieux “assez fantastique pour la libre expression”.

Sauf que la dictature et les années sombres, ce chapitre douloureux de la mémoire nationale et des détails tels que présentés dans son cinéma, Gonzalo Justiniano estime que ses compatriotes n’aiment pas trop voir. “C’est un sujet qui leur pose un problème énorme”.

Creusant dans l’histoire du pays sous Pinochet, le réalisateur rappelle que ce dirigeant dictateur avait été démis de ses fonctions de Commandant en chef de l’armée. La chute du régime a fait ressortir un “gouvernement démocratique”, formé à l’issue des contestations menées par les pro communisme.

Il y a eu la transition vers un nouveau régime qui avait peu à peu permis une ouverture, mais les vraie pouvoirs sont les pouvoirs économiques, de ceux qui ont les médias et les moyens de communication. “Tout est sous leur contrôle”.

Trente ans après, “les militaires et tortionnaires sont toujours là, encore plus puissants”, regrette le cinéaste.

Pour Justiniano, les défis qui se posent au Chili, sont au-delà de la politique et la chute des régimes. “Il y a une dictature assez forte, celle économique”. Il qualifie une situation due au diktat des puissants qui n’aiment pas la démocratie par le biais des mass médias qui sont en train de “distortionner la réalité, je dirais même une grande partie de la réalité”.

Le réalisateur pointe des doigts les magnats de l’économie et des médias qui gouvernait le pays. Il ne cesse d’affirmer que “la vraie question est celle du pouvoir économique.”

Au Chili, le véritable problème résidait plutôt dans les pouvoirs économiques et la main mise des “groupements économiques, qui ont mis les militaires au pouvoir”.

Avec les milliers de personnes récemment sorties dans la rue de Santiago pour dire non, il affirme ce “besoin d’une vraie démocratie. La situation au Chili n’est pas aussi évidente”.

Le cinéaste blâme “le pouvoir économique qui est au coeur de toute la question”. Ce qui se passe actuellement, est d’après lui, “une continuité de la lutte qu’on avait entamait sous Pinochet”.

Réaliser un film, la conception de Justiniano

Derrière son allure d’un homme sévère, se cache une âme fragile qui refuse de céder au souvenir du passé. Le Chili des assassinats et des années noires sous la dictature de Pinochet est à jamais, gravé dans la mémoire de Gonzalo Justiniano.

De sa jeunesse, ce natif de 1955 garde le souvenir d’un pays pris d’assaut par le régime militaire où tout le monde se méfiait de tout le monde. Les complots et les violences du régime totalitaire, ruinait le pays et entravait la paix sociale.

Dans ses films, il est orienté vers “le quotidien des personnages et la petite histoire au milieu de la grande histoire”. Témoigner de la vie des gens, faire passer un message, à travers l’image, les situations et les personnages, serait son but initial.

Le réalisateur aborde un Chili encore paralysé par le régime qui contrôlait tout. Une situation qui s’assimile à d’autres situations dans des pays ayant connu des régimes criminels.

Son idée est de permettre de recevoir avec émotion l’histoire que sa génération a vécu et que lui-même a vécu. Il a la conviction que ces situations qui paraissent banales auront, avec le temps, de l’importance, comme étant “le témoin de cette lutte pour une société plus juste et vie plus agréable”.

Dans un monde en pleine mutation, sa conviction est que l’on est en une époque où il serait “important de lutter pour les droits humains et pour une société plus juste”.